Législatives, 2° tour et après, par Roger Martelli
Le cycle électoral décisif de 2017 est achevé. La politique n’en sort pas grandie. La gauche est malade, mais sa partie gauche est en principe dans une situation plus favorable. Raison de plus pour ne pas gâcher une opportunité et une redoutable exigence.
Constituer le peuple
Éparpillement du champ politique, abstention exceptionnelle, recul des partis traditionnels… Tous les indices convergent pour mettre en relief ce qui est une véritable crise politique, articulée à une crise de régime. Redéfinitions à la marge et replâtrage constitutionnel ne serviraient dès lors à rien. Relancer la gauche dans son état ancien n’a pas davantage de sens. Les temps qui sont les nôtres appellent à une rupture, sans précédent et à toutes les échelles. Elle demande de la refondation ou de la métamorphose, davantage que de l’aménagement.
Le "mouvement ouvrier" s’est affaissé – la crise du syndicalisme en est une manifestation majeure – sans que le "mouvement social" prenne franchement la relève. La radicalité n’a pas échappé à la tension entre un pragmatisme par défaut – au prétexte que l’utopie est en panne - et la nostalgie de "jours heureux" dont on ne sait pas toujours très bien s’ils sont ceux de l’espoir révolutionnaire ou de la bonne vieille social-démocratie d’antan. Le "réalisme" prôné par le socialisme s’est enlisé dans les sables, mais "l’alternative" n’a pas fait la démonstration complète de sa force et de sa crédibilité.
Au fil des ans, le PCF s’est enfermé dans le souvenir de ses temps glorieux et le PS est devenu le parti de la "gestion loyale" d’un capitalisme mondialisé. Par-là, les deux partis ont cessé d’être des lieux de promotion des attentes populaires, notamment ouvrières et urbaines, et des foyers de socialisation permettant aux couches subalternes de disputer la place aux groupes dotées des ressources matérielles et symboliques qui découlent de leur statut. La violence de la crise politique, le désengagement citoyen de plus en plus affirmé et la poussée du Front national ont été les manifestations les plus fortes de ce processus régressif. La politique a horreur du vide : quand les forces les plus critiques ne sont pas suffisamment à la hauteur, la place est libre pour les centrismes improbables ou pour les alternatives violentes, celles des petites et des grandes "communautés".
On ne change pas le désordre de la société, sans le socle humain qui le rend possible. Or la gauche traditionnelle est en panne. Le communisme et le socialisme l’ont structurée pendant tout le XXe siècle (voir article précédent) ; ils ne sont plus en état de le faire. Le clivage même de la droite et de la gauche est en question, dès l’instant où leurs gestions du pouvoir finissent par se confondre. La conclusion s’impose à beaucoup qu’il faut désormais s’appuyer sur un autre paradigme : l’objectif ne serait plus d’unir la gauche, mais de rassembler le peuple ; il faudrait le faire, non pas contre la droite, mais contre les "élites", qu’elles soient de gauche comme de droite.
Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation. Le peuple est aux abonnés absents dans l’arène politique institutionnelle. Il a pour lui son nombre (employés et ouvriers regroupent les deux tiers des actifs) et contre lui sa dispersion. On ne repère plus de groupe central, moderne et en expansion. Et, si les réserves de combativité sont intactes, le cœur du mouvement populaire d’hier – le mouvement ouvrier – est désormais bien incertain. Le syndicalisme hésite sur ses formes et ses projets, le monde associatif est éclaté et ce qui fut le grand unificateur du monde populaire urbain – le grand rêve de la "Sociale" - a encore du mal à trouver ses formes contemporaines, face aux projets bien réels des forces dominantes.
Les catégories populaires ont donc besoin de faire mouvement, comme les ouvriers d’hier surent se constituer en mouvement ouvrier. Elles doivent lutter et s’organiser, pour que le mécontentement et la colère se transforment en action collective et non en ressentiment. En s’y attachant, elles se feront "multitude". Or cela ne suffit pas, car la société n’est pas une simple juxtaposition de pratiques et de structures particulières : elle est une façon de les mettre en ordre. Elle a ses cohérences, ses logiques dominantes. Dans le capitalisme mondialisé, on en connaît les principales : l’accumulation de biens matériels, de marchandises et de profit sert de moteur ; la concurrence est la base de tout dynamisme ; la gouvernance est le mode régulateur par excellence ; l’inégalité, la polarité et les rapports de domination sont les axes de distribution des individus, des groupes et des territoires. En principe, c’est au politique d’agir sur ces cohérences et, pour cela, de rassembler les majorités qui peuvent en décider. Si elle veut aller à la racine des dynamiques sociales pour les transformer, la multitude des combats populaires se doit de devenir un "peuple" politique.
Or ce qui fait des catégories populaires un peuple n’est pas la seule conscience d’un adversaire ou d’un ennemi. Désigner les responsables des difficultés peut être un levier initial de mobilisation ; ce n’est pas un gage de succès dans la longue durée. Plus que tout, il importe d’élucider les causes de ce qui ne va pas. Le "peuple" combat ceux qui exploitent et ceux qui dominent (les "élites"). Il ne devient toutefois une figure centrale que s’il impose une manière cohérente et réaliste d’abolir les mécanismes qui produisent la coupure du "peuple" et des "élites", la distinction des exploiteurs et des exploités, des dominants et des dominés. C’est le projet de l’émancipation populaire et non la détestation de l’élite qui soude les catégories populaires en un peuple politique.
La gauche n’est pas toujours ce que l’on dit
On pourrait certes se dire que, la gauche étant malade, l’occasion est enfin venue de s’en débarrasser. Elle a servi de masque à tous les mauvais coups ? Faisons autre chose. C’est oublier que le clivage fondateur de la gauche et de la droite a un double avantage. Il oblige à poser, à tout moment, la question des majorités nécessaires pour agir sur la cohérence sociale. Il met au centre de la controverse publique le choix des valeurs qui fondent l’architecture de la vie collective. Historiquement, la droite accepte l’inégalité, réserve le pouvoir aux "compétences" et valorise la concurrence ; la gauche, elle, s’appuie sur l’égalité, prône l’élargissement de la citoyenneté et valorise la solidarité. Il n’est pas anodin de constater que, chaque fois que le clivage majeur s’est estompé, la dynamique populaire n’a jamais été renforcée, bien au contraire. Au fond, c’est pour avoir délaissé ce clivage au profit d’autres – celui de l’Est et de l’Ouest notamment – que la IVe république s’est essoufflée…
Il est vrai que le singulier que l’on utilise souvent ne peut dissimuler qu’il existe bien des façons d’être de droite ou de gauche. À gauche, voilà bien longtemps que la différence la plus structurante oppose ceux qui pensent que l’on peut produire de l’égalité en aménageant le système et ceux qui sont convaincus qu’il faut s’en débarrasser pour pousser le plus loin possible l’égalité. D’un côté s’est trouvé le pôle de l’adaptation et de l’autre le pôle de la rupture, et il n’a jamais été secondaire de savoir qui, des deux pôles, était capable de donner le ton. Le problème des dernières décennies n’a pas tenu à ce que l’on s’est gargarisé des mots de la gauche. Il a résulté de ce que la force dominante à gauche a été celle de l’adaptation à la mondialisation financière et que l’on a prétendu qu’il fallait unir toute la gauche autour de cette gauche-là. À ce jeu, on l’a vu, c’est la gauche elle-même qui a fini par perdre son âme. Ce n’est pas une raison pour prononcer aujourd’hui son horizon funèbre. Mieux vaut s’attacher à la relancer, donc à la refonder…
Les périodes où le mouvement ouvrier a été le plus dynamique ne sont pas celles où il a tourné le dos à la gauche politique. À la charnière des XIXe et XXe siècles, Jaurès avait raison quand il expliquait, tout à la fois, que le socialisme ne pouvait se déployer sans indépendance complète à l’égard des partis "bourgeois", mais qu’il ne pouvait non plus marquer la société de son empreinte sans se raccorder à la grande expérience historique de la gauche. D’un côté, il voyait l’engluement dans l’ordre bourgeois, de l’autre l’isolement et l’incapacité à abolir l’ordre-désordre des sociétés de classes…
Oublier que la gauche est toujours potentiellement clivée fait courir le risque de se noyer dans les consensus paralysants. Mais ignorer la force de rassemblement majoritaire que recèle une gauche bien comprise pousse à l’isolement et à l’inefficacité. Le "front social" est nécessaire mais non suffisant. Quant au "front populaire", il ne dit plus par lui-même, comme il pouvait le faire hier, ce projet de société, cette logique systémique, pour tout dire cette "République sociale" par laquelle on cesserait enfin d’assigner les individus à des classes inégales et à des communautés hermétiquement closes.
Ainsi, la relance de la vitalité démocratique est bien du côté de ce "peuple", dont l’absence dans l’arène politique est criante et dont la sidération est le premier ferment de désagrégation du tissu démocratique. Le rassembler constitue l’horizon stratégique : il est aisé de s’accorder sur ce point. Or ce rassemblement ne se décrète pas. Il est le fruit d’un mouvement patient venu d’en bas, où s’articulent des luttes partielles, de grands combats unificateurs, des moments forts de convergence illustrés par la puissance de la rue. Il suppose des formes adaptées pour conduire cette authentique lutte des classes de notre temps : des structures anciennes doivent se transformer, de nouvelles peuvent apparaître, toutes doivent converger. Leur tout sera le socle d’une reconstruction politique ; le mouvement ne fera pas pour autant et en lui-même force politique.
Faire force politique
Pendant longtemps, en France, les catégories populaires se sont appuyées sur l’existence de deux grands partis, le PS et le PC, dont l’un incarnait l’adaptation et l’autre la rupture. Tous deux ont constitué l’ossature de la gauche du XXe siècle. Peu de pays en Europe ont offert cette caractéristique, mais l’histoire révolutionnaire française l’a voulu ainsi. Les plus grands moments propulsifs de l’histoire populaire et ouvrière ont été ponctués par la convergence des deux partis ; ils ont été toutefois rendus possibles parce que dominait l’esprit de rupture.
Ce temps n’est manifestement plus de saison. Le PS né du congrès d’Épinay de 1971 est à bout de souffle. Le PC n’a plus depuis longtemps le ressort qui lui donnait son dynamisme et lui assura, pendant quelques décennies, la capacité de représentation majeure du monde ouvrier. La rupture préparée par François Hollande et parachevée par Emmanuel Macron devrait voir l’installation d’un parti démocrate à l’américaine ou à l’italienne. Faut-il en déduire que, en dehors de la droite classique, l’espace pour une gauche plurielle n’existe plus et que seul demeure le face-à-face de ce parti démocrate et d’une force populaire, celle qui s’est cristallisée en 2017 sur le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon ? Le tête-à-tête de la gauche et de la droite laisserait-il la place au dualisme du "système" et de "l’antisystème" ? Le camp du système contre le parti du peuple ?
À la limite du raisonnement peut surgir la conviction que, du côté de la critique du "système", la tension ancienne de l’adaptation et de la rupture n’est plus de saison. L’hypothèse, séduisante et remarquablement simple, n’en est pas moins discutable. Tout d’abord, nul ne sait encore ce qu’il adviendra de la tradition du socialisme à la française. Se dissoudra-t-il dans le "macronisme" ? Se verra-t-il éparpillé entre radicalité et engluement centriste ? Se relancera-t-il selon un modèle proche de la leçon Corbyn au Royaume-Uni ? L’hypothèse d’un socialisme constitué en parti est-elle obsolète ? Impossible de le dire dans l’immédiat.
N’oublions pas non plus d’autres expériences européennes, où le conflit de l’adaptation et de la rupture n’a pas fonctionné sur un registre plus ou moins partisan. En Italie, l’histoire tragique du premier XXe siècle a fait que le Parti communiste italien (PCI) d’après-guerre a recouvert la double tradition du communisme et de la social-démocratie. Il était à lui seul la quasi-totalité de la gauche, en la plaçant sous dominante communiste après 1943. Or, au début des années 1990, le PCI disparaît pour devenir, quelque temps plus tard, un pivot du social-libéralisme européen. En théorie, la logique de l’adaptation était ultra-minoritaire en Italie ; en occultant sa force, on a en fait rendu possible son triomphe. Le résultat est douloureux : la gauche radicale italienne a été laminée et, avec elle, la gauche tout entière s’est trouvée exsangue. S’imaginer que la crise dissout les bases d’une gauche gestionnaire portée à l’accommodement est aléatoire. Penser qu’il n’y désormais de place à gauche que pour une seule formation, expression par excellence du "peuple" rassemblé, pourrait bien être une redoutable illusion.
Une autre hypothèse pourrait donc se formuler. La crise systémique que nous vivons n’invalide pas la possibilité que se maintienne, dans l’espace "gauche" des attitudes politiques, un courant plus porté vers l’aménagement du système que vers son dépassement progressif. La forme que peut prendre ce courant est incertaine, dans un champ politique instable dans sa totalité. Mais si cette possibilité est solide, mieux vaut considérer que, à l’issue d’un cycle électoral bouleversant, l’objectif du courant critique ne devrait pas être de recouvrir le champ entier de ce que fut la gauche française.
La rupture sociale ne se fera pas sans majorité pour la décider ; mais les majorités ne seront pas portées à la rupture, si le ton n’est pas donné par une force politique qui en exprime l’exigence, qui en montre la possibilité et qui en suggère les conditions. C’est cette force qu’il faut maintenant installer, suffisamment cohérente pour être reconnue et crédible, suffisamment souple pour rassembler tous les individus, tous les courants, toutes les pratiques qui refusent les normes dominantes de la mondialisation financière et qui aspirent à construire une alternative globale, inscrite dans la durée, à l’ordre-désordre de l’état des choses existant.
Nouera-t-elle des relations d’alliance-concurrence avec d’autres composantes moins "radicales" ? L’avenir seul permettra de répondre à cette question. Dans l’immédiat, on peut s’en tenir à une double conviction. La première est que cette force populaire nouvelle devra se montrer indépendante de toute autre construction. La seconde est que, dans tous les cas de figure, elle aspirera à donner le ton au sein des forces qui, chacune à leur manière, continueront d’agir pour l’égalité et la liberté, dans la continuité des valeurs de la gauche.
Gauche d’alternative : dans un entre-deux
Après « le grand cauchemar des années 1980 » – heureuse formule de l’historien François Cusset – quand le PCF déclinait sans qu’aucune alternative ne s’impose, la dernière décennie a vu une gauche de gauche reprendre des couleurs. La dynamique "antilibérale" a relancé le processus au début du nouveau siècle. L’expérience du Front de gauche l’a installée un peu plus dans l’ordre institutionnel. Mais cette expérience n’a pas pu aller jusqu’au bout : le Front de gauche n’a jamais été rien d’autre que le tête-à-tête du PC et de la formation politique créée par Jean-Luc Mélenchon en 2008, le Parti de gauche. Ce Front n’a été ni une force cohérente accueillant des individus, ni même un véritable cartel partisan. Après l’élection présidentielle de 2012, il a très vite buté sur la succession des échéances électorales et sur les désaccords qu’elles ont nourris entre le PCF et le PG. Le Front de gauche s’est ainsi progressivement délité, sans que rien ne freine son déclin.
Incontestablement, dans une période de confusion extrême à gauche, la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle a ouvert une nouvelle donne. La dynamique de sa campagne s’est imposée peu à peu et la structure qu’il a constituée pour le soutenir, la France insoumise, s’est installée dans le paysage politique. Elle s’est inscrite dans les territoires, notamment les plus urbanisés. En oscillant entre les 19,6% de la présidentielle et les 13,7% de la législative, les forces regroupées dans la campagne Mélenchon ont approché la gauche de gauche des hautes eaux électorales qui furent celles du communisme français.
On ne reviendra pas en arrière : les réalités créées par le cycle électoral 2016-2017 doivent être prises en considération, dans toutes leurs dimensions. La France insoumise a pour elle l’originalité d’une mobilisation militante qui conjugue, dans le temps court de l’action, l’engagement individuel et les réseaux sociaux modernes. En cela, à l’image de Podemos en Espagne, elle essaie de concilier la cohérence politique d’un collectif militant et la rupture avec la vieille "forme-parti", hiérarchique et centralisée. Mais il n’est pas sûr qu’elle ait trouvé la réponse à la question la plus délicate : dans une structure réticulaire, où l’engagement de l’individu n’est plus considéré comme inamovible et permanent, où se situe le pouvoir réel de mise en cohérence et d’orientation ?
Par ailleurs, les 11% législatifs de la France insoumise et les 17 sièges acquis de haute lutte lui donnent le statut de première formation de la gauche française. Mais le résultat obtenu ne la place pas au niveau qui permet à une force d’être potentiellement hégémonique dans un territoire et, au-delà, dans l’espace national. Bien sûr, la toute nouvelle formation peut penser qu’elle finira bien par obtenir à elle seule ce niveau. Ne vaut-il pas mieux, pourtant, se convaincre que cette capacité viendra tout à la fois des capacités propres de FI et de son aptitude à faire force commune avec d’autres courants, éventuellement structurés, qui font partie du même espace politique ? La tentation existe certes, qui pousse à dire, à ceux qui cherchent une efficacité commune : "venez nous rejoindre". La France insoumise, au fond, pourrait très bien, comme le PCF de la grande époque, expliquer qu’il n’y a pas aucune place, en dehors d’elle, pour une pratique qui soit à la fois réaliste et révolutionnaire.
Or, dans un moment de crise et de recomposition, quand il s’agit de regrouper largement et d’inventer ensemble, une logique qui apparaîtrait peu ou prou comme un appel au ralliement ne serait pas la plus adéquate. La tâche est immense : il ne suffit plus d’additionner des forces, mais de les agréger. Il n’est pas besoin de créer un énième parti politique, mais d’inventer la forme politique qui assumera les fonctions naguère réservées aux partis, tout en dépassant les défauts de leur forme antérieure. Or cette refondation politique est redoutablement complexe. Il existe des tentatives en ce sens, de-ci de-là, comme s’y essaie brillamment Podemos en Espagne. Mais, pour l’instant, rien de stabilisé ne s’est imposé. Se rallier à une forme existante, parler déjà de discipline alors que la cohérence n’est pas instituée, cela revient à mettre la charrue avant les bœufs. Dans l’immédiat, l’urgence est dans la mise en commun et rien ne doit empêcher que ce commun soit le plus large possible.
Il faut rêver d’une force qui ne serait pas un simple cartel de structures installées, visant d’abord à pérenniser leur existence. Mais encore faut-il que, selon le modèle ancien, on ne confonde pas la cohérence et la discipline, la rigueur d’une organisation sans cacophonie et le monolithisme d’une parole unique et formatée, où l’on s’attache à discerner, dans telle ou telle proposition, ce qui s’écarte de la doxa commune. Il faut inventer ce qui n’existe pas encore : une manière d’être ensemble qui concilie la cohérence d’une force (la non lisibilité du Front de gauche, entre 2014 et 2017 lui fut fatale), la conception d’une organisation fondée sur l’adhésion individuelle (ce que ne voulut pas le Front de gauche) et la possibilité d’intégrer des courants, voire des organisations particulières. Rien ne serait pire que de devoir choisir entre une organisation "dévoreuse", fonctionnant de fait comme un quasi-parti, et un cartel partisan voué aux tiraillements permanents, aux litiges internes et à l’enlisement.
Tous ces débats sont complexes, comme le sont ceux de "la gauche", du "populisme de gauche" ou du rapport à la mondialisation. Ils doivent être menés dans la plus grande rigueur, sans consensus mou, sans craindre les aspérités. Mais nous ne sommes pas en 1920. En ces temps-là, l’Internationale communiste naissante considéra que l’essentiel était d’imposer une rupture impitoyable avec les éléments réputés "faibles" ou "suspects". On s’attacha alors à édicter toutes les "conditions" qui étaient censées permettre de séparer le bon grain de l’ivraie. Le communisme naissant du XXe siècle y gagna de la cohérence et de la combativité. Il les paya d’un esprit de clôture qu’il ne put jamais complètement surmonter et qui entraîna sa nécrose.
Près de cent ans plus tard, la gauche est à nouveau dans un moment où la refondation est la condition de sa survie. Mais si cette refondation exige la plus grande clarté, elle interdit tout esprit de fermeture. Pour qui veut donner au mouvement populaire la force politique critique dont il a besoin, le respect de ce double constat doit être une ardente obligation. Nul, quel qu’il soit, ancien ou nouveau, expansif ou plus modeste, ne peut penser qu’il en est exonéré.
Roger Martelli. Publié sur le site de Regards.
http://www.regards.fr/qui-veut-la-peau-de-roger-martelli/article/legisla...
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