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Publié par Pour une vraie gauche à Lannion

Source l'Huma

https://www.humanite.fr/enquete-les-gilets-jaunes-ont-ils-une-couleur-politique-665360

Mercredi, 19 Décembre, 2018

Profil sociologique, proximité politique… le collectif Quantité critique, coordonné par Yann Le Lann, maître de conférences en sociologie à l’université de Lille, a étudié 526 questionnaires recueillis auprès de gilets jaunes de toute la France.

Depuis le 17 novembre, le mouvement des gilets jaunes a attisé l’intérêt des sondeurs comme des chercheurs. Une approche empirique intéressante a été développée par un groupe de chercheurs de l’université de Bordeaux (1). Sa force est d’avoir analysé la mobilisation des gilets jaunes au plus près des participants qui occupent les ronds-points. Elle réussit à mettre en évidence les caractéristiques principales de l’ancrage social du mouvement, là où les sondeurs se sont principalement attachés à mettre en évidence le soutien populaire aux gilets jaunes. Cette enquête est donc décisive, parce qu’elle vient déconstruire les stéréotypes sur les classes populaires rurales et périurbaines, souvent considérées comme réactionnaires.

Le rôle décisif des réseaux sociaux

Depuis ses débuts, la complexité de ce mouvement tient à son caractère protéiforme. Les actions menées au nom du mouvement sont en effet extrêmement diverses : barrage filtrant, manifestation, pétition Internet, etc. Ces différents registres d’action doivent amener les enquêteurs à multiplier les modes d’enquête pour saisir les multiples niveaux d’implication. Comme dans de nombreuses autres mobilisations populaires récentes, un nouveau facteur est décisif : l’usage des réseaux sociaux. C’est à travers de nombreux groupes Facebook, suivis, chacun, par des centaines de milliers de membres, que les gilets jaunes, semaine après semaine, ont pu se politiser et se coordonner, comme en témoigne l’enquête sur les commentaires Facebook (2) dirigée par des chercheurs de Toulouse. C’est donc par cette dimension centrale du numérique que nous avons tenté de comprendre les caractéristiques majeures des gilets jaunes. Notre collectif Quantité critique a diffusé un questionnaire sur les groupes Facebook investis par les gilets jaunes dans lequel nous proposions aux participants du mouvement de répondre à des questions concernant leurs situations d’emploi, leurs difficultés financières et leur rapport au politique. Nous avons ainsi recueilli 526 questionnaires entre le 23 et le 30 novembre.

Classes populaires et écologie sous contrainte

Les résultats de notre enquête coïncident avec ceux des chercheurs de Bordeaux sur la question des caractéristiques sociales des personnes mobilisées. En effet, on remarque chez les répondants une surreprésentation des chômeurs (17,3 % de l’échantillon), des classes populaires, qui représentent 63,19 % des actifs de l’échantillon (ouvriers et employés). Notre enquête a plus de difficultés à saisir l’ampleur de la mobilisation des retraités, moins présents sur Facebook. L’importance de la mobilisation féminine est également un fait indiscutable. L’idée qu’il s’agit ici de classes populaires, souvent exclues du champ politique, qui prennent la parole se trouve donc confirmée par nos résultats.

Au début de la mobilisation, le gouvernement a tenté de construire une division artificielle entre ceux qui luttent pour l’écologie et les gilets jaunes, mouvement qui serait indifférent à ses enjeux. Les résultats de notre enquête témoignent d’une réalité bien différente.

Le rapport des gilets jaunes à l’écologie est déterminé par les contraintes très fortes qui s’exercent sur leur budget. 62 % ont du mal à boucler toutes leurs fins de mois, et 27 % affirment avoir parfois des fins de mois difficiles. Seuls 10 % n’ont jamais de problèmes d’argent. C’est pourquoi ils sont 93 % à surveiller leur consommation d’énergie. En revanche, ils sont pour la plupart contraints de prendre la voiture pour aller sur leur lieu de travail (83 % l’utilisent comme moyen de transport principal). Ainsi, leur rapport à l’écologie est avant tout déterminé par les contraintes budgétaires et les limites du système de transport auquel ils ont accès. Cela ne les empêche pas de contribuer à certaines logiques écologiques d’un point de vue individuel, en tentant par exemple de privilégier les produits issus de circuits courts (63 %). Conscients qu’une « catastrophe écologique » se profile (ils sont 83 % à être d’accord avec cette affirmation), les gilets jaunes estiment que la solution à la crise écologique ne passe pas par des changements de comportements individuels mais par des réponses structurelles. Lorsqu’on leur propose de juger des actions politiques, ils se déclarent favorables à de nombreuses mesures politiques en faveur de l’écologie : ils sont 62,7 % à soutenir la réouverture des petites lignes ferroviaires, 64,4 % à être favorables à l’interdiction du glyphosate et 62,7 % à souhaiter la taxation du trafic aérien.

La mise en scène d’une opposition entre le mouvement des gilets jaunes et la lutte contre le réchauffement climatique, incarnée dans le mouvement social par la Marche pour le climat, ne semble donc pas résister à l’analyse, les gilets jaunes étant disposés à soutenir certaines réformes écologiques. La distinction entre les deux mouvements réside plutôt dans la composition sociale des participants qui se mobilisent, la Marche pour le climat rassemblant principalement du « salariat supérieur ». Des formes de convergences, encore minoritaires, ont d’ailleurs émergé lors de la manifestation pour le climat. Les slogans de la manifestation se sont tournés vers une meilleure articulation entre justice sociale et écologie. Certains participants n’ont d’ailleurs pas hésité à revêtir un gilet jaune.

Rapport au politique : d’où viennent-ils ? Où vont-ils ?

Sur le rapport au politique, nos résultats diffèrent légèrement des résultats présentés par les chercheurs de l’université de Bordeaux. Il n’est pas évident que les participants qui se déclarent de gauche soient la principale composante du mouvement. En effet, 51 % des personnes interrogées ont refusé de se positionner sur l’axe gauche-droite, quand seulement 15 % se disent de gauche (dont 3,6 % très à gauche) et 11,6 % de droite (dont 7,2 % très à droite). Les personnes refusant de se positionner à droite ou à gauche semblent donc être très majoritaires (voir graphique p.6). Le mouvement contient pourtant une forme de polarisation politique très forte.

Lorsqu’on les interroge sur leur vote en 2017, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sont au coude-à-coude, avec 20 % des enquêtés pour chacun des deux candidats. Au-delà de la présence de deux électorats dont les valeurs s’opposent largement, ce mouvement se singularise également par l’existence en son sein d’un troisième pôle, celui des abstentionnistes. Ils représentent 15 % de notre échantillon de gilets jaunes. Trois groupes au sein du mouvement sont d’un poids quasiment identique si l’on identifie un pôle de gauche Mélenchon-Hamon-Poutou-Arthaud (123 enquêtés), un pôle d’extrême droite Le Pen-Dupont-Aignan (120 enquêtés) et un pôle abstentionnistes-vote blanc (130 enquêtés).

Un travail pour marginaliser la tentation xénophobe

Comment expliquer qu’une présence aussi importante d’électeurs de Marine Le Pen n’entraîne pas une politisation des gilets jaunes sur des thèmes xénophobes ? La première raison tient probablement dans les formes d’organisation de la base du mouvement, soucieuse de conserver l’unité. Les responsables des ronds-points ont souvent privilégié les revendications consensuelles. Les plateformes qui ont porté une voix de revendications au niveau national évoquent peu l’immigration. Par ailleurs, les médias ont joué un rôle central dans ce processus. Le malentendu entre les chaînes d’information en continu et le mouvement semble avoir été total. Elles ont ouvert leurs micros à des porte-parole antitaxes des zones périurbaines qui ont finalement souvent saisi cette occasion pour défendre des revendications salariales.

Le changement de regard des médias vis-à-vis des gilets jaunes a été tardif : un tournant est notable après la manifestation du 1er décembre et les images de dégradations de l’Arc de triomphe. Cependant, cette évolution a été contrebalancée au sein du mouvement par une politisation à gauche de plus en plus importante. À partir de l’affaire des lycéens de Mantes, la question des violences policières installe le Rassemblement national dans une situation délicate, coincé entre la défense du mouvement et celle des forces de l’ordre, qui constituent pour lui un électorat crucial. À l’heure actuelle, le mouvement semble avoir pris majoritairement une dimension sociale, laissant de côté les tentations xénophobes. On le remarque notamment au travers du décrochage de soutien à droite ainsi que chez les soutiens LaRem (3). Les violences en manifestation et l’annonce du président ont sans doute influencé la volonté des sympathisants de droite (64 %) et de LaRem (93 %) de voir la mobilisation s’arrêter, tandis qu’à gauche (non socialiste), 72 % estiment que le mouvement doit se poursuivre. Lors de son allocution, Emmanuel Macron, en mettant la question migratoire parmi les questions portées par le mouvement, a tenté une réinterprétation du sens de la mobilisation. Les événements des prochaines semaines permettront de déterminer si le travail réalisé par

la majeure partie des porte-parole, qui visait à ne pas polariser le mouvement sur cette question, a été fécond. Dans une séquence politique troublée, marquée par les attentats de Strasbourg, la question du sens que prendra la mobilisation portée par les gilets jaunes reste donc largement ouverte.

Collectif Quantité critique

Yann Le Lann, Zakaria Bendali, Gauthier Delozière, Paul Elek et Maxime Gaborit

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