Tous les chemins mènent à Zemmour
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https://descartes-blog.fr/2021/11/01/tous-les-chemins-menent-a-zemmour/
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« – C’était mieux avant !
– Quand avant ?
– Avant, quand je pensais que ce serait mieux après ! »
(Xavier Gorce, « les indégivrables »)
Nous vivons dans un monde fou. Dans une université, les autorités sont forcées de s’humilier devant des activistes étudiants dans une cérémonie qui ressemble drôlement aux reniements publics exigés par l’Inquisition espagnole. Un juge reconnaît qu’un hippopotame est une « personne » avec les droits qui y sont attachés. Et ne venez pas me dire que cela ne se passe que chez les autres. Chez nous, l’Education nationale établit dans nos écoles le droit pour chaque élève de choisir son « genre » et son prénom, étant entendu que l’ensemble de l’institution doit se plier à son choix, et un professeur d’université affirme préférer les sorcières aux ingénieurs, pendant que le directeur d’une institution de recherche financée sur fonds publics et associée à l’Université déclare que la méthode scientifique doit être jetée à la poubelle.
Nos élites sont en plein n’importe quoi. Mais ce n’importe quoi, contrairement à ce que nous disent les prophètes de la révolution « citoyenne », n’aboutit pas à changer les choses, au contraire. Peut-être parce que, comme disait Jacques Lacan, « là où tout est permis, rien n’est subversif ». Les citoyens que nous sommes regardent passer des lois, des circulaires, des textes et des déclarations de plus en plus délirantes comme les vaches regardent passer le train, convaincues que le monstre de fer qui traverse leurs champs ne sortira jamais de ses rails. Les discours et les actions de plus en plus radicales ne font que traduire l’impuissance pour s’attaquer aux vrais problèmes. L’école se concentre sur les problématiques de genre parce qu’elle a renoncé à son véritable défi, qui est la transmission de connaissances. On préfère les sorcières aux ingénieurs parce qu’on préfère l’incantation à l’action.
Cet état des choses a fabriqué un mouvement, celui des « gilets jaunes ». Un mouvement fort mal compris, et sur lequel chacun a cherché à plaquer ses propres priorités. Lorsqu’on revient aux faits, on s’aperçoit combien ce mouvement est paradoxal. Sous une apparence anarchique, ce mouvement demandait en fait de l’ordre, de la stabilité, de la prévisibilité. Ce n’était pas un mouvement politique, au sens qu’il portait un projet, mais un mouvement expressif, dont le but était de porter aux oreilles des élites une demande d’engagement. Les « gilets jaunes » ne demandaient pas le renversement du politique, au contraire : ils demandaient du politique qu’il s’occupe d’eux, qu’il écoute leurs problèmes et qu’il apporte des solutions. C’est d’ailleurs pourquoi le mouvement ne pouvait pas aller plus loin. Un mouvement dont le message est « écoutez-nous » s’épuise lorsque l’objectif est atteint, parce qu’une fois que le politique écoute, les gens qui le forment ont une multiplicité de choses à dire et aucune idée ne fait vraiment consensus. Un tel mouvement ne peut générer des dirigeants parce qu’un dirigeant porte un projet partagé, et les « gilets jaunes » ne partageaient aucun projet, à part celui d’exprimer leur ras-le-bol d’être ignorés.
Mais au-delà de la demande d’écoute, il y a un autre moteur au mouvement des « gilets jaunes », et c’est une demande de prévisibilité. Cette demande traverse l’histoire humaine, car l’histoire de l’humanité est l’histoire de la manière dont nous avons rendu le monde qui nous entoure de plus en plus prévisible. Le développement des connaissances et des méthodes scientifiques nous ont permis de comprendre les phénomènes physiques et de prévoir leurs conséquences, et a fait disparaître les terreurs médiévales devant une éclipse ou l’apparition d’une comète. Et sur le plan politique, nous avons créé des sociétés qui à la « guerre de tous contre tous » ont substitué l’arbitraire d’un seul, arbitraire qu’on a cherché à limiter par des règles et des lois. Au droit oral, soumis aux errements de la mémoire du juge, on a substitué progressivement un droit écrit qui permet à chacun de la consulter. Cette recherche de la prévisibilité traverse l’histoire humaine parce qu’elle contient un principe d’efficacité : il n’y a que dans un monde prévisible que nous pouvons prendre des décisions qui optimisent notre situation. Plus l’avenir est incertain, et plus nos décisions sont aléatoires et sous-optimales. Il est plus facile de gagner à la bourse qu’à la roulette.
C’est pourquoi cette exigence de prévisibilité – qu’on résume souvent à une demande d’ordre – est très puissante. Depuis la plus haute antiquité, on préfère un système injuste mais prévisible à un système aléatoire. C’est ce qui explique que la dénonciation d’un système injuste ne suffit pas à le faire tomber. Tout le monde est parfaitement convaincu que le capitalisme est un système injuste. Le répéter comme un mantra ne sert donc à rien. Aussi longtemps qu’une alternative crédible ne sera sur la table, il a de beaux jours devant lui. Parce que personne de censé ne choisira le chaos plutôt que le capitalisme, quand bien même celui-ci lui apparaîtrait condamnable.
Mais le développement du capitalisme – et c’est l’une de ses contradictions – vient contrer cette logique de recherche de la prévisibilité. Pour aboutir à la « concurrence libre et non faussée » de tous contre tous, il est obligé de détruire les institutions – quelquefois millénaires – qui assurent une forme de prévisibilité. Ainsi, la filiation avec la famille, la corporation avec le statut, la nation avec la citoyenneté doivent périr. Vous pensez que j’exagère ? Prenons donc un exemple. Vous connaissez certainement cette citation : « Je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux Européens ». Au-delà du fait qu’on aime ou non son auteur, cette formule reflète assez fidèlement le comportement de chacun d’entre nous. A l’heure d’aider quelqu’un, de le protéger, nous appliquons consciemment ou inconsciemment cette hiérarchie. Mais si vous réfléchissez un instant, vous verrez que cette « préférence » est un obstacle à la libre concurrence. Si lorsque j’ai une petite réparation à faire à la maison j’appelle un plombier de mon voisinage au motif que je le connais plutôt que de faire un appel d’offres européen, je fausse la compétition. Si mes parents gardent mes enfants gratuitement au nom des liens de sang plutôt que d’exiger une rémunération – que je pourrais comparer à ce que me demanderait une nounou, et prendre cette dernière le cas échéant – je fausse la concurrence.
Souvenez-vous du débat européen sur l’étiquetage des huiles d’olive : il a abouti à interdire de mettre sur les emballages – sauf pour les produits bénéficiant d’une AOP – le pays d’origine du produit. Pourquoi ? Parce que dans une Europe ou les attaches nationales restent fortes, un tel étiquetage était considéré comme un frein à la concurrence, les consommateurs italiens, français ou espagnols préférant acheter « leurs » huiles plutôt que de laisser jouer la concurrence. C’est pourquoi toutes les huiles que vous trouverez dans votre marché ne marquent que « huiles d’origine européenne », sans autre précision.
Mais on voit bien que c’est un pis-aller. La véritable solution, c’est de fabriquer des consommateurs indifférenciés, sans attaches nationales, qui feront leurs choix en fonction des qualités du produit et de son prix, et non de son origine. Autrement dit, qui feront jouer une concurrence « non faussée » par des considérations autres que les caractéristiques intrinsèques du produit. Ce petit exemple met en évidence une logique : la « concurrence libre et non faussée », on ne le dira jamais assez, suppose des individus indifférenciés et libérés de toute attache. Pour qu’il y ait « concurrence libre et non faussée » sur le marché du travail, il faut en finir avec les statuts et autres conventions collectives qui sont des freins à la mobilité des travailleurs. Pour qu’il y ait « concurrence libre et non faussée » sur le marché des biens il faut en finir avec l’attachement des consommateurs à tel ou tel terroir, origine, filiation. Pour que la concurrence soit libre sur le marché matrimonial – si, si, cela existe – il faut faire tomber les barrières de « genre » et de filiation. La société capitaliste idéale, c’est une société sans histoire, sans filiation, sans attachements.
Or, une telle société est éminemment imprévisible. Si « je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux Européens », alors ma famille, mes amis, mes voisins, mes compatriotes et les Européens savent ce qui arrivera le jour où j’aurai à choisir entre eux. Par contre, si je les mets tous au même niveau, si je n’ai pas plus d’attachement pour les uns que pour les autres, mon choix ce jour-là devient imprévisible. Les institutions comme la filiation, la famille, les statuts professionnels, servent à rendre le monde prévisible. Effacez-les, et la vie devient une loterie. Un statut professionnel me permet de prévoir un déroulement de carrière relativement indépendant de la conjoncture. Abolissez-le, et votre carrière dépend de la chance, de la conjoncture, des rencontres…
Et Zemmour dans tout ça ? Zemmour a réussi – largement à son insu d’ailleurs – à devenir l’incarnation d’un monde révolu. Un monde d’institutions fortes, puissantes et respectées. Un monde où l’on savait qui on était et ce qu’on voulait, et on ne passait pas son temps à se regarder le nombril en répétant « qui suis-je, où vais-je, dans quel état j’erre ». Un monde où les esprits étaient vaillants, les défis étaient importants, les hommes étaient des vrais hommes, les femmes étaient des vraies femmes, et les petites créatures poilues d’Alpha Centauri étaient des vraies petites créatures poilues d’Alpha Centauri (1). Un monde qui était fondamentalement prévisible.
Que ce monde n’ait jamais existé ou qu’il soit fantasmé, cela n’a aucune espèce d’importance. Le fait est que son récit sert de référence, d’idéal à une proportion importante de nos concitoyens (2). Non pas que ce monde-là fut le paradis sur terre, mais parce que ce monde était, fondamentalement, prévisible. Les lois étaient peut-être injustes, mais elles étaient appliquées. Le travail et l’effort n’étaient peut-être pas récompensés à leur juste valeur, mais l’étaient quand même. Et à l’inverse l’oisiveté et le crime n’étaient peut-être pas justement punis, mais ne restaient pas totalement impunies.
Le succès de Zemmour tient plus à ce qu’il représente qu’à ce qu’il est. Et ce n’est pas un phénomène nouveau. En 1981 la gauche française a élu puis réélu à la présidence de la République un ancien cagoulard qui fit carrière à Vichy et devint résistant quand il a senti le vent tourner, un ancien ministre qui avait déclaré « l’Algérie c’est la France, et ceux qui disent le contraire doivent être combattus par tous les moyens » avant de couvrir la torture et les « corvées de bois », un politicien qui organisa un pseudo-attentat pour se faire de la publicité et laver son passé « Algérie française », qui conserva parmi des amis des personnages comme René Bousquet et qui, une fois élu, fit fleurir la tombe de Pétain et gracia les « généraux félons » et les anciens de l’OAS – un précédent qui devrait conduire certains de ceux qui brodent sur le « pétainisme » supposé de Zemmour a un peu plus de retenue. Mais qui s’en souciait ? Mitterrand représentait la promesse d’un avenir radieux, et dans ces conditions personne ne songeait à lui demander des comptes sur son passé – passé qu’il n’a jamais, je dis bien jamais, renié.
Zemmour, c’est un peu la même situation, sauf que là où Mitterrand représentait un projet, Zemmour représente – du moins pour le moment – une nostalgie. L’avenir du zemmourisme est probablement conditionné à la capacité de bâtir à partir de cette nostalgie un projet crédible et mobilisateur, et c’est là à mon avis la limite que Zemmour n’arrivera pas à franchir. Mais ce dont je suis convaincu, c’est que de la même manière qu’on ne pouvait pas combattre Mitterrand en rappelant son passé, on se trompe de stratégie en combattant Zemmour par des dénonciations de ses prises de position sur l’histoire ou de son pétainisme supposé. Dès lors que la motivation de ses partisans ne tient pas à ce qu’il est mais à ce qu’il représente, ces attaques sont inopérantes en dehors de la tribu médiatique et des élites germanopratines.
Le débat pour savoir si Pétain fut un « bouclier » ou non, s’il sacrifia les juifs étrangers pour sauver les juifs français ou au contraire contribua à la déportation de tous est un débat historique passionnant. Mais son issue n’a absolument aucun effet sur le réel. Pétain est mort et enterré, comme presque tous les acteurs de ce drame. Ils ne vivent que par le récit. A un moment où nous ne savons plus quel pays nous voulons construire, où la solidarité inconditionnelle qui fonde la nation est elle-même remise en cause, nous avons besoin non pas de vérités historiques, mais d’un récit qui légitime un projet d’avenir, qui nous rappelle qu’une autre France est possible et que nous avons les ressources pour la (re)construire.
En rappelant inlassablement que l’histoire est tragique, et qu’elle appelle à des choix tranchés, Zemmour a entrouvert une porte, à un moment où pratiquement tous les candidats à la présidentielle entonnent – sous de clés différentes certes, mais la mélodie est la même – la chanson de la résignation, celle dont les paroles sont « il n’y a pas d’alternative ». On a beau proposer le doublement du salaire des professeurs ou la suppression de 150.000 fonctionnaires, mais à la fin c’est toujours pareil : on reste dans l’Euro, on reste dans l’UE – et on continue donc la même politique économique et sociale. Les plus « radicaux » – Montebourg, Roussel, Mélenchon – promettent tout au plus de ruer un peu dans les brancards avec une « désobéissance » théorique dont on voit très vite les limites. Le fait qu’avoir entrouvert la porte – car Zemmour n’a fait que l’entrouvrir, avec un diagnostic certes juste mais qu’il n’arrive pas à transformer en projet – suffise à le mettre au niveau d’atteindre le deuxième tour donne une idée des tensions qui traversent notre société, du niveau d’impuissance des « partis de pouvoir ».
C’est pourquoi il faut aussi dissiper le parallèle absurde qui est fait entre l’expérience présidentielle de Coluche en 1981 et celle de Zemmour aujourd’hui. En 1981, Coluche n’avait rien d’un franc-tireur, il était la coqueluche des élites politico-médiatiques post-soixante-huitardes qui se pressaient à ses spectacles. Et sa campagne avortée était fondamentalement anti-politique, dans la continuité du slogan anarchiste « élection = piège à cons ». L’objectif de Coluche et de ceux qui gravitaient autour de lui était de ridiculiser non pas un projet, une position politique en particulier, mais la politique en tant que fonction sociale. C’est pourquoi sa candidature potentielle a fait peur à la gauche non-communiste, qui comptait sur les voix gaucho-anarchistes pour amener son candidat au deuxième tour. La démarche de Zemmour n’est en rien anti-politique, au contraire. Son discours consiste basiquement à confronter la légèreté et l’amateurisme des élites politico-médiatiques d’aujourd’hui au sérieux et à la compétence – réelle ou supposée – des élites d’hier, pour aboutir à la conclusion qu’une autre manière de faire de la politique est possible.
Et c’est pourquoi, contrairement à la candidature Coluche, qui ne fut sérieusement attaquée que par les socialistes, la candidature Zemmour provoque une peur unanime chez tous les autres candidats, à gauche comme à droite. Là où Coluche voulait ridiculiser la politique, Zemmour appelle à sa réhabilitation. Coluche voulait la France « pliée en quatre », Zemmour la veut unie autour d’une vision dont on peut penser ce qu’on veut, mais qui reste fondamentalement politique.
Zemmour est-il dangereux pour la démocratie ? D’Hidalgo à Roussel, de Montebourg à Bertrand, on clame que c’est le cas. C’est aussi le cas chez pas mal de commentateurs intellectuels ou politiques. A mon sens, ils commettent une erreur fondamentale, celle qui consiste à faire du thermomètre la cause de la fièvre. Si nous avons un président de la République élu par défaut, des partis politiques moribonds, un monde intellectuel qui se regarde le nombril, des élites politiques boutiquières qui ont perdu tout sens de l’intérêt général, si notre industrie va à la dérive, si nos services publics rendent de moins en moins service au public sur une large partie du territoire, ce n’est pas la faute à Zemmour, mais à une capitulation qui ne date pas d’aujourd’hui.
Nous sommes assis sur une cocotte-minute qui monte en pression depuis quarante ans, et dont on a bouché la soupape de sécurité. Bien sûr, celui qui tapote la cocotte risque de la faire exploser. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : si on ne la tapote pas, elle explosera quand même. Peut-être un peu plus tard, peut être autrement, mais elle explosera. Mais nos pseudo-élites ont tellement peur de l’explosion – et ont tellement intégré la logique du « après moi, le déluge » – qu’elles vont en répétant « dormez braves gens, tout est tranquille ». Et lorsque quelqu’un parle de l’explosion imminente, on tire sur lui à boulets rouges et on les accuse de tapoter la cocotte. Zemmour est de ceux-là.
Le danger ne vient pas de celui qui en parle, mais de la cocotte elle-même. Et aussi longtemps que nos élites politico-médiatiques n’auront rien à proposer pour faire tomber la pression, le risque subsistera. On aimerait que nos Hidalgo et nos Montebourg, nos Mélenchon et nos Roussel, nos Bertrand et nos Pécresse consacrent à leurs propositions pour réindustrialiser le pays, pour atteindre le plein-emploi, pour rétablir la loi républicaine sur tout le territoire, pour reconstruire l’école, pour assimiler les populations venues d’autres horizons la moitié du temps qu’ils consacrent à la candidature de Zemmour. Si l’objectif est de le combattre, c’est là qu’il faut frapper.
Descartes
(1) “In those days spirits were brave, the stakes were high, men were real men, women were real women and small furry creatures from Alpha Centauri were real small furry creatures from Alpha Centauri.” (Douglas Adams, “The Hitchickers guide to the galaxy”)
(2) Il est d’ailleurs fascinant de constater que dans notre pays un petit juif parisien issu de parents venus d’Afrique du Nord peut incarner l’identité de ce vieux pays catholique et le porte-étendard d’une extrême droite qu’on dit antisémite et terrienne. Ce qui fait un sort à ceux qui pensent que l’assimilation est un vain mot, ou ceux qui s’imaginent qu’on ne peut être représenté que par des gens qui vous ressemblent.