Et maintenant, de quoi le communisme pourrait-il être le nom ?
Publié à titre posthume, l’ultime ouvrage de Lucien Sève engage, dans le dialogue avec des auteurs et des autrices actuels, une passionnante réflexion prospective sur le communisme du XXIème siècle.
http://www.regards.fr/actu/article/et-maintenant-de-quoi-le-communisme-pourrait-il-etre-le-nom
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L'article de Gilles Alfonsi est paru dans la revue Regards!
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Mort du Covid le 23 mars 2020, Lucien Sève n’a pas terminé l’ouvrage qui devait clôturer sa tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui. Mais les deux cents pages dont nous disposons désormais grâce aux éditions La Dispute sont une fois de plus hyper stimulantes. Rappelons que Sève avait déjà publié en 2019 la première partie de ses réflexions sur le communisme. Elle était essentiellement consacrée au communisme de Marx, aux régimes qui se sont revendiqués du communisme au XXème siècle, à la trahison stalinienne du communisme, mais aussi aux manques de Marx et des marxistes, incluant certaines conséquences ravageuses de ces failles.
Dans le présent ouvrage, qu’il faut lire pour s’en approprier chacun à sa façon l’inestimable richesse, Lucien Sève invite cette fois à une réflexion prospective. Il déplore que la question d’ensemble du communisme, c’est-à-dire celle d’un dépassement du capitalisme vers une société d’émancipation, ait été jusqu’à présent si peu travaillée en tant que telle. Lucien Sève pose à ce propos trois interrogations aussi structurantes qu’ignorées.
Première interrogation. Si le passage au communisme est la « prise en main compétente de toutes leurs affaires par le grand nombre des individus s’associant librement », ceux-ci en sont-ils capables ? Qu’en est-il, donc, de la maturité historique du communisme ? Autrement dit : si l’on admet que l’avènement du communisme ne peut s’appuyer sur la seule volonté des hommes, à quelles conditions essentielles le communisme peut-il advenir ?
Deuxième interrogation. On conçoit le communisme comme un dépassement de toutes les aliénations, révolutionnant le monde de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Mais comment le faire en prenant pleinement en considération la conscience récente de la finitude de la planète, en dépassant l’État sans renoncer à faire triompher la volonté générale sur l’intérêt commun, ou encore en s’appuyant sur les déjà-là du post-capitalisme ou du communisme ? Comment reformuler, donc, la finalité civilisationnelle du communisme, une visée en rapport avec les conditions d’aujourd’hui ?
Troisième interrogation. Comment engager sans délai la sortie du capitalisme et construire de manière inventive une autre civilisation ? À ce propos, Lucien Sève souligne à sa façon l’extension du territoire de la lutte : « Nouveauté cruciale : la tâche est d’émanciper non plus seulement du capital exploiteur le monde du travail mais le genre humain entier »… avec une conséquence stratégique majeure : « Toute modalité minoritaire et violente » est « inadaptée et contre-productive ». Ainsi, il n’y a pas d’autres chemins que de conquérir une hégémonie. En termes d’organisation politique, cela écarte aussi bien la verticalité autoritaire d’un parti que l’horizontalité évanescente d’un mouvement.
Les temps ont quelque peu changé par rapport aux années 1980 et 1990 : il existe une certaine abondance de travaux soucieux de postcapitalisme voire de relance du communisme. Lucien Sève souligne à ce propos le besoin de sortir des clivages stériles passés et de développer une culture de l’échange, faite de confrontations d’idées mais aussi d’ententes. Là commence un parcours dans les travaux d’une dizaine de penseurs du postcapitalisme ou du communisme, dont il évoque les apports et les limites, jusqu’aux convergences possibles avec eux.
Lucien Sève salue chez Alain Badiou plusieurs fondamentaux : la conviction qu’il est possible et nécessaire d’« extraire le devenir de l’humanité toute entière de l’emprise malfaisante du capitalisme », le parti pris pour le dépérissement de l’État en tant qu’appareil coercitif séparé de la société, et le dépassement du clivage entre le travail manuel et le travail intellectuel. Il reconnaît aussi chez lui la volonté de mobiliser les masses sans chercher à ce qu’un parti les dirige, mais en défendant une orientation, dans une approche internationaliste.
Comment rendre plausible l’hypothèse d’une nouvelle séquence communiste sans souligner que les régimes se réclamant du communisme lui ont tourné le dos en promouvant un développement sans émancipation, appuyé sur un pouvoir d’État toujours renforcé ?
Cependant, Lucien sève souligne la contradiction d’Alain Badiou défendant une résurrection du communisme alors que celui-ci aurait connu un échec total au XXème siècle : comment rendre plausible l’hypothèse d’une nouvelle séquence communiste sans souligner que les régimes se réclamant du communisme lui ont tourné le dos en promouvant un développement sans émancipation, appuyé sur un pouvoir d’État toujours renforcé là où le dépérissement de l’État est au cœur d’une approche communiste ? Comment peut-on qualifier la révolution culturelle maoïste comme le « premier mouvement de masse authentiquement communiste » alors que cette période n’est marquée par aucune « désaliénation marquante dans l’ordre économique, politique, culturelle » durant des années « de violence déchaînée jusqu’à la barbarie » ? Ainsi, Sève souligne-t-il que l’apport d’Alain Badiou à la relance de la visée communiste s’avère « contradictoire ». Plus largement, revendiquer un simple retour aux sources (à Marx, par exemple), ce serait ignorer les conditions profondément transformées du combat pour l’émancipation aujourd’hui.
Face à la tentation de provoquer la révolution sans avoir apprécié les conditions économiques, sociales et politiques d’une transformation positive, Lucien Sève met en cause deux attitudes funeste : l’aventurisme, qui cherche à forcer l’histoire en dépit des conditions réelles dans lesquels les révolutionnaires agissent, et l’attentisme, forme de renoncement à transformer les choses. Lucien Sève évoque ici les apports du philosophe Yvon Quiniou : le prolétariat est entendu non pas comme la masse des travailleurs manuels mais comme l’ensemble des salariés qui créent de la survaleur pour le compte du capital. Il inclut les figures contemporaines de l’activité productive – tels les salariés ubérisés –, ce qui change les « conditions objectives » du communisme. Pour Quiniou, le communisme est l’issue positive à la crise historique du capitalisme, issue possible et non naturelle, commandée par l’impératif moral consistant à traiter l’individu comme une fin en soi (et non comme un moyen). Cependant, Sève souligne certaines limites de ces réflexions.
On ne peut croire que l’on va tout changer soudainement, ni penser que l’adversaire va aimablement se laisser déposséder : face à la classe dominante, les rapports de force seront affaire d’hégémonie dans les têtes et par l’action, et non une affaire de conquête d’un pouvoir en surplomb ou extérieur à la société.
Ces limites concernent les défis actuels du communisme : la prise en compte de la transformation de la composition de la société, la question écologique, les causes anthropologiques multiples qu’un communisme du XXIème siècle doit prendre en charge pour construire un authentique projet d’émancipation. Un point important de désaccord concerne la réhabilitation par Yvon Quiniou de l’idée de dictature du prolétariat, solidaire de l’idée d’une révolution insurrectionnelle, à laquelle Lucien Sève oppose celle, issue de Gramsci, de conquête de l’hégémonie pour dépasser la société de classes. Pour Sève, on ne peut en effet ni croire que l’on va tout changer soudainement, ni penser que l’adversaire va aimablement se laisser déposséder : face à la classe dominante, les rapports de force seront affaire d’hégémonie dans les têtes et par l’action, et non une affaire de conquête d’un pouvoir en surplomb ou extérieur à la société.
Lucien Sève partage le souci d’Isabelle Garo de se doter d’« un projet de transformation globale mobilisateur et radical ». L’enjeu essentiel est la réappropriation économique, politique, cognitive, pour sortir de toutes les aliénations, qui ont en commun d’empêcher le contrôle individuel et collectif sur tel et tel aspect de la vie, appelant « une seule et unique réappropriation » [1]. Point majeur selon nous, souligné par Lucien Sève : « La nécessaire convergence des axes les plus divers de mobilisation – reconstitution du mouvement ouvrier, luttes des peuples indigènes ainsi que des populations dominées du Nord et du Sud, luttes anticoloniales et luttes féministes […] inséparables d’un rapport fondamentalement transformé à la nature », à quoi s’ajoutent les « urgences telles la lutte contre la recrudescence du danger fasciste et l’accentuation des racismes ». Intersectionnalité et refus de la hiérarchisation des luttes sont ainsi au cœur du nouveau communisme. Ajoutons ici qu’à propos de la lutte contre toutes les aliénations-dépossessions, deux termes mériteraient d’être ici mobilisés pour renforcer l’articulation entre les finalités communistes et les luttes concrètes dans leur diversité : celui de domination, qui peut contribue
r à déconstruire les inégalités d’avoir, de savoir et de pouvoir ; celui de liberté, pour opposer aux libertés formelles de l’État de droit un processus effectif d’émancipation.
Reconstitution du mouvement ouvrier, luttes des peuples indigènes et des populations dominées du Nord et du Sud, luttes anticoloniales et luttes féministes, rapport transformé à la nature, lutte contre le danger fasciste et l’accentuation des racismes… l’intersectionnalité et le refus de la hiérarchisation des luttes sont au cœur du nouveau communisme.
Sève évoque un débat important avec Isabelle Garo sur la notion de « déjà-là » du communisme, débat que l’on peut difficilement synthétiser ici. Au-delà des interprétations différentes possibles des vues de Marx, indiquons simplement que pour Lucien Sève deux dimensions distinctes doivent être prises en compte. Il y a ce qui relève des conditions préalables pour que des transformations puissent advenir. Par exemple, à l’échelle de la société, la diminution massive du temps de travail est possible car les capacités productives sont élevées. Et il y a ce qui relève d’authentiques préfigurations du futur. Ainsi, par exemple, la sécurité sociale, l’existence d’une proportion considérable d’actifs dégagés des impératifs de profits ou encore la gratuité d’usages constituent d’authentiques conquêtes communistes (même si elles sont partielles).
À propos des apports d’Étienne Balibar, Lucien Sève constate que comme Alain Badiou celui-ci n’évoque pas le stalinisme comme une trahison du communisme mais comme une forme de communisme ayant échoué. Mais il relève surtout la richesse des analyses de Balibar concernant des impensés de Marx et/ou du mouvement ouvrier, qu’il nomme des « points de stress ». Il en évoque quatre en particulier : une sous-estimation de la question féministe, dont la non-prise en compte du travail domestique assurée par les femmes est emblématique ; la sous-estimation de la question écologique ; la non-prise en compte du travail immatériel dans la détermination de la survaleur ; le déficit de prise en considération des violences multiples sur la planète auxquelles donne lieu l’extension du capital financiarisé.
Pour Balibar, l’abolition de la propriété privée des moyens de production, l’internationalisme et la démocratie « radicale » resteraient au cœur du communisme à venir, mais chacun de ces axes mériteraient d’être profondément revisité. Concernant l’abolition de la propriété privée des moyens de production, Étienne Balibar reprend à son compte l’approche des biens communs et du droit d’usage, mais Lucien Sève en souligne les limites. Sève souligne aussi que souhaiter une radicalisation de la démocratie ne dit pas ce qu’il advient de l’État, alors qu’il s’agit d’un enjeu crucial pour toute stratégie d’émancipation.
Sève évoque ensuite les réflexions de Michael Löwy, qui a contribué à forger le terme écosocialisme. Il en partage la visée postcapitaliste, opposée aux discours écologistes qui taisent la responsabilité du capital dans la catastrophe écologique et qui ignorent l’enjeu du changement des structures économiques et sociales. Il cite l’idée d’en finir avec les gâchis monstrueux qui ont vocation à disparaître : l’industrie d’armement, le nucléaire, la publicité. Il reprend à son compte la critique d’un certain « productivisme marxiste », citant notamment le rattrapage industriel à marche forcée voulue par les régimes de l’Est de l’Europe. Lucien Sève reprend certaines interprétations des textes de Marx et d’Engels, pour souligner que, dans leur œuvre, l’accroissement de la force productive est positive car il permet une plus large satisfaction des besoins et d’une réduction majeure du temps de travail, mais qu’il est aussi synonyme d’exploitation sans limite de la terre et du travailleur. Pour eux, l’enjeu n’était pas d’obtenir une croissance illimitée de la production, inattentive à la nature, mais au contraire de favoriser la maîtrise consciente de la production par l’appropriation sociale de ses moyens.
Pour Marx et Engels, l’enjeu n’était pas d’obtenir une croissance illimitée de la production, inattentive à la nature, mais au contraire de favoriser la maîtrise consciente de la production par l’appropriation sociale de ses moyens. Non seulement la croissance de la force productive du travail n’est pas ennemie d’une décroissance ciblée des forces productives mais elle en est le meilleur atout : plus est élevée la productivité réelle du travail social, plus il peut être économe.
Lucien Sève souligne que « l’accusation de productivisme est dénuée de toute justification quant à la pensée de Marx et d’Engels » : « Aux antipodes d’un toujours-plus, le communisme pourra et devra être une sorte de formation sociale économe au maximum ». Là s’ouvre l’apport communiste aux combats communs à mener avec les écologistes : « Non seulement la croissance de la force productive du travail n’est pas ennemie d’une décroissance ciblée des forces productives mais elle en est le meilleur atout : plus est élevée la productivité réelle du travail social, notamment grâce aux croissants apports des savoirs scientifiques à la production, plus il peut être économe ». Cela fait penser aux gisements d’efficacité qu’incluent nécessairement les scénarios de sortie du nucléaire, à côté et de manière non contradictoire avec la sobriété des usages. Enfin, Sève souligne que le problème de l’appellation écosocialisme est sa focalisation sur le seul souci écologique, là où la révolution des rapports sociaux dont nous avons besoin concerne tous les domaines de la vie en société, notamment la dimension anthropologique (nous allons y revenir).
Lucien Sève critique ensuite la thèse forgée notamment par Pierre Dardot et Christian Laval qui présentent le commun comme une alternative postcapitaliste non communiste. Il souligne encore une fois qu’imputer à Marx ce qui a échoué sous la forme du « communisme étatique », alors que l’un des critères fondamentaux du communisme est le dépérissement de l’État, est problématique.
Le communisme du XXIème siècle ne sera pas étatique, ce qui rend l’opposition entre communisme étatique et commun sans objet. Reste à ce que les partisans du commun interrogent leur déni de la lutte des classes et de son corollaire, la propriété des moyens de production.
En positif, il évoque l’idée que le commun n’est pas la distinction classique entre la propriété privée et la propriété publique (principalement celle de l’État), mais la « libre disposition » de ce dont l’appropriation privative serait préjudiciable à la collectivité. C’est ainsi « l’activité de mise en commun qui fait exister le commun » : « Disposer n’exige pas d’être propriétaire mais seulement de jouir du droit d’accès et d’usage ». Cependant, Dardot et Laval remplacent la visée centrale d’une société sans classe, qui inclut nécessairement la fin de l’exploitation des individus, par la seule appropriation des choses. Ainsi, à la place d’une alternative au capitalisme, leur démarche antiétatique, inspirée de Proudhon, laisse indemne l’exploitation du travail et son corollaire, la propriété des moyens de production, allant jusqu’à soutenir le remplacement de la loi par le contrat, alors même que le néolibéralisme a fait du contrat un outil majeur pour casser les droits sociaux et régner sans entraves. Cependant, Sève souligne que le communisme du XXIème siècle ne sera pas étatique, ce qui rend l’opposition formulée par Dardot et Laval entre communisme étatique et commun sans objet. Reste à ce que les partisans du commun interrogent leur déni de la lutte des classes et de son corollaire, la propriété des moyens de production.
Lucien Sève pousse la réflexion sur le processus de transformation de la société, évoquant les contradictions à l’œuvre au sein du capitalisme contemporain et des prémisses de communisme. L’historien Jean Sève – qui est le fils de Lucien Sève – avance ainsi la notion de « futur présent ». Il s’agit de considérer que « l’avenir [postcapitaliste] est pour une part déjà là dans le présent », sous diverses formes. Il est par exemple présent lorsque « le capital réclame des salariés une croissantes prise d’initiative et de responsabilité », ce qui tend à rendre obsolète la césure entre les tâches de direction, les tâches de conception et les tâches d’exécution. C’est le dépassement (partiel) des rapports marchands, dans des formes économiques variées (coopératives, systèmes d’échanges locaux), l’extension du bénévolat, la multiplication des gratuités d’usages, ou encore la mise hors appropriation privée du continent antarctique.
Le futur postcapitaliste et des prémisses du communisme sont déjà présents : expériences de dépassement des rapports marchands, mouvement d’émancipation des femmes, multiples formes d’appropriation citoyenne, multiplication des gratuités, augmentation du temps libre, hausse des niveaux de formation… Il ne s’agit pas de dépasser seulement l’exploitation de l’homme par l’homme mais l’ensemble des aliénations qui régissent les sociétés de classes.
De même, le mouvement profond et planétaire d’émancipation des femmes, l’augmentation du temps libre (« condition majeure de tout développement personnel »), la hausse spectaculaire des niveaux de formation des individus, la multiplication des formes d’appropriation citoyenne sont autant de futurs émancipés déjà présents (bien d’autres sont évoqués). Lucien Sève souligne que ces déjà-là positifs, souvent sous-estimés par les partisans de l’émancipation, ne doivent pas faire oublier les déjà-là négatifs, à savoir les catastrophes écologiques et anthropologiques annoncées et amorcées. Ce qui met à l’ordre du jour le besoin de dépasser non seulement « l’exploitation de l’homme par l’homme », mais l’ensemble des aliénations de tous ordres qui régissent les sociétés de classes.
Lucien Sève rend un hommage appuyé à l’économiste et sociologue Bernard Friot et à sa « révolution communiste du salariat ». Il évoque d’abord l’œuvre des ministres communistes à la Libération, avec les avancées considérables que constituent la mise en place de la sécurité sociale, le statut de la Fonction publique, la nationalisation de l’électricité et du gaz. Ce sont là des avancées d’essence anticapitaliste – dont il détaille la forte dimension émancipatrice –, que les pouvoirs successifs n’ont pas encore réussi à mettre à mort car elles sont « devenues dimension essentielle de la personnalité nationale ».
Sève soutient la proposition de « salaire à vie attaché à la personne en fonction de sa qualification », qui mettrait fin à l’archaïsme du marché du travail, c’est-à-dire au traitement de l’être humain comme une marchandise. Et il évoque aussi un sujet qui nous est cher depuis longtemps : « Si on additionne les fonctionnaires, la moitié des retraités dont la pension est proche du salaire de référence, les salariés à statut et ceux des branches où a été conquis un droit à la carrière, c’est environ dix-sept millions de personnes, le tiers des plus de 18 ans, qui ont aujourd’hui, peu ou prou, un salaire à vie fondé sur la qualification personnelle. Les déjà-là du communisme en France,
malgré des décennies d’efforts du capital pour les éradiquer, sont encore impressionnants. Comment peut-on ne pas les voir, et ne pas centrer l’action transformatrice sur leur élargissement ? »
Lucien Sève interroge le manque de reconnaissance par la gauche authentique de la proposition de « salaire à vie » portée par Bernard Friot. Pour Marx et dans le langage courant de ceux qui se revendiquent du communisme, le salaire est le prix marchand de la force de travail, faisant corps avec l’exploitation du travailleur : l’enjeu communiste est donc d’abolir le salariat. Le salaire dont parle Bernard Friot est le « salaire socialisé », qui ne dépend pas de la valeur économique produite mais de la qualification acquise par la personne. Au-delà des querelles sémantiques, ce qui compte, c’est la déliaison entre la rémunération et l’accomplissement d’une tâche. De même, la pension de retraite ne doit pas être considérée la rémunération du travail des personnes âgées (qui par définition n’ont pas une activité mettant en valeur du capital), mais comme un transfert de valeur dû à la solidarité intergénérationnelle (tandis que les personnes âgées ont de multiples activités sociales profitables à elles-mêmes et à la société).
Dans la société capitalisme, le salaire est la rémunération du travail dont la valeur est déterminée par l’échange ; dans une société communiste, pour Marx et pour Friot, le produit du travail n’est pas une valeur d’échange et il « n’a pas besoin de passer par le marché pour recevoir une validation sociale ». Sève souligne encore une fois le déjà-là du communisme que constitue le fait que par millions, des femmes et des hommes sont durant plusieurs décennies débarrassées de la servitude envers le capital, auto-organisent leur temps de vie, développent de multiples activités utiles et productives. On est là aux antipodes de la vision capitaliste, qui stigmatise la retraite comme une période improductive.
Sève souligne le déjà-là du communisme que constitue le fait que par millions, des femmes et des hommes sont durant plusieurs décennies débarrassées de la servitude envers le capital, auto-organisent leur temps de vie, développent de multiples activités utiles et productives. On est là aux antipodes de la vision capitaliste, qui stigmatise la retraite comme une période improductive.
Autre exemple de propositions postcapitalistes, celles concernant la gestion des entreprises par les travailleurs et les usagers. Abordant les réflexions de Benoît Borrits, chercheur militant et animateur de l’association Autogestion, Lucien Sève évoque le développement des formes alternatives de gestion, dont l’objectif n’est pas le profit mais l’utilité sociale. L’enjeu à leur propos est de passer d’une approche essentiellement défensive – où la coopérative intervient comme palliatif du capital – à une approche où les coopératives se substitueraient à des sociétés de capitaux.
Cependant, les limites de la propriété coopérative sont soulignées : le capital y reste fortement présent et avec lui la logique gestionnaire, de sorte qu’il serait vain d’en attendre une authentique remise en cause du système capitaliste. Celle-ci suppose en fait de mettre fin à la propriété lucrative des moyens de production et d’échange, à laquelle il s’agit de substituer une appropriation publique, en assurant un droit de gestion (ou propriété d’usage) aux travailleurs et aux usagers. Et c’est possible grâce à deux inventions révolutionnaires du XXème siècle : la cotisation sociale et le financement par endettement, grâce auxquels il est possible d’avoir des entreprises sans fonds propres émancipées du capital. Cela rendrait caduque la nationalisation du système bancaire, « dont tout l’effet est de substituer une aliénation étatiste à l’aliénation capitaliste ».
Cependant, ces sujets nécessitent un débat sur la nature et la temporalité des transformations, avec le souci que leur inscription dans la durée ne devienne pas une remise permanente à plus tard de changements profonds.
Ainsi, en complet écart avec la visée d’une révolution soudaine renversant d’un coup le capitalisme, c’est une conception transitionnelle de la révolution qu’il faut assumer. Plus largement, la tension entre la difficulté d’obtenir des avancées émancipatrices d’ampleur et le risque de faire durablement avec des petits pas sans effets généraux reste une question ouverte, utile à considérer comme jamais résolue. On doit jauger à chaque instant de l’utilité des actions dans une visée émancipatrice immédiate : il ne s’agit ni de pêcher par un volontarisme sans prise sur le réel, ni d’attendre le pourrissement du capitalisme qui tomberait comme un fruit mur, ni encore d’attendre le mûrissement spontané des conditions objectives de son dépassement.
Lucien Sève évoque de front – comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises – la prise en compte du drame écologique, qui a lui seul rend « urgent d’engager la sortie du capitalisme », évoquant tour à tour les désastres du réchauffement climatique, de la perte de biodiversité ou encore de la pollution. L’enjeu à ce propos n’est pas de semer une panique à tonalité fataliste, reposant notamment sur la culpabilisation des individus, mais de souligner efficacement les responsabilités systémiques et celles des dirigeants. Il s’agit par-dessus tout de diminuer le recours massif aux énergies fossiles qui sont à l’origine de la plus grande part des émissions de gaz à effets de serre. Et cela dépend de choix économiques généraux
(« commandés par la course acharnée au profit »), qui ont des effets environnementaux négatifs considérables. Il s’agit de dénoncer non pas seulement « le productivisme », évoqué le plus souvent comme un phénomène naturel sans cause économique, mais la boulimie infinie d’exploitation de la nature et des hommes qu’appelle le capitalisme.
L’enjeu écologique n’est pas de semer une panique à tonalité fataliste mais de souligner efficacement les responsabilités systémiques. Il s’agit de dénoncer non pas seulement « le productivisme », utilisé le plus souvent comme un phénomène naturel sans cause économique, mais la boulimie infinie d’exploitation de la nature et des hommes qu’appelle le capitalisme.
L’humain se caractérise fondamentalement, comme Marx l’a souligné, par sa capacité à produire ses moyens d’existence et le développement social. Le développement des capacités productives n’est en rien nécessairement synonyme d’empreinte destructrice de la nature : il peut être au contraire « une économie tendant à un minimum d’empreinte prédatrice et un maximum de recyclage régénérateur dans des rapports soutenables avec la nature ». Aussi Lucien Sève souligne-t-il à propos de la décroissance qu’il y a bien des décroissances à imposer – décroissance des dépenses militaires et policières, de la publicité concurrentielle, de l’optimisation fiscale ou encore de l’hyperluxe –, mais que dans le même temps sont « d’aveuglante nécessité de grands développements productifs en faveur de maints peuples privés d’équipements élémentaires, d’un milliard d’humains en proie aux pires détresses ». Il ne s’agit pas de promouvoir une « punitive décroissance générale » mais une « réorientation radicalement plus civilisante du développement humain » : un « développement non productiviste de la production, démocratiquement programmé, écologiquement maîtrisé, avare en consommation des stocks naturels mais inventif en maîtrise des flux ».
À côté du drame écologique perçu comme la préoccupation majeure du temps présent, un autre drame se noue discrètement : ce que Lucien Sève appelle le drame anthropologique, qui menace le sort de tous les humains. Il reprend à ce propos les éléments d’un article important publié par lui dans Le Monde diplomatique [2]. Il s’agit de « la marchandisation généralisée de l’être humain », où « tout de l’homme s’achète et se vend, de l’embryon au cadavre, où l’argent règne en maîtrise sur chaque registre de nos vies, jusqu’à décider de l’effectivité de nos droits comme de l’honorabilité de nos conduites ». Il s’agit de la « dévaluation tendancielle de toutes les valeurs », soit un monde où tout, même ce qui n’a pas de prix, s’achète, telle la dignité. Il s’agit de « l’incontrôlable évanouissement du sens », où il n’y a plus de place pour tout projet humain. Il s’agit d’« une décivilisation sans rivage », avec le « concubinage d’une implacable dictature du fric avec le déchaînement des pires violences civiles ou militaires ». Il s’agit encore de « la proscription systématique des alternatives », par la mobilisation par tous les moyens pour les empêcher, sur fond, ajoutons-le, de haine de la démocratie par les dominants.
Le drame anthropologique, c’est la marchandisation généralisée de l’être humain, la déshumanisation des êtres humains, la proscription des alternatives sur fond, ajoutons-le, de haine de la démocratie. Le drame écologique et le drame anthropologique relèvent une crise historique des rapports sociaux eux-mêmes.
Dans sa volonté de comprendre pourquoi le drame anthropologique est si peu considéré comme tel jusqu’à présent, Lucien Sève pointe le fait que les risques encourus par le genre humain semblent moins directement en prise avec l’expérience quotidienne de chacun. La prise de conscience du drame
anthropologique nécessite un « travail de pensée », dit Sève, pour rendre visibles ses multiples aspects. Force est de constater que dans le cas du drame écologique, c’est l’expérience concrète des multiples dérèglements en cours qui, articulés, au plaidoyer écologiste entamé il y a plusieurs décennies, a accéléré considérablement les prises de conscience. Si l’auteur évoque le fait qu’on « ne peut pas montrer le genre humain comme la planète Terre sur un écran de télévision, ni visualiser l’étendue si alarmante des dommages idéels qui lui ont été déjà causés », on peut souligner que le souci du drame anthropologique est une cause beaucoup plus récente, qui n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune médiation globale ou d’envergure.
Lucien Sève souligne que le drame écologique et le drame anthropologique peuvent être abordés comme relevant d’une crise unique, une crise historique des rapports sociaux eux-mêmes, mettant enjeu les rapports entre nous et notre planète. Il traite alors de trois manifestations des décivilisations en cours, et cela parle très concrètement au lecteur.
En premier lieu, la destitution du travail, à travers les ravages de l’exploitation et des nouvelles formes d’asservissement des travailleurs, la déshumanisation du management, le poids des objectifs comptables et des contraintes bureaucratiques, la déréglementation qui rogne voire annule les protections sociales, les attaques contre les acquis sociaux, l’illégitimation des luttes syndicales… sur fond de prise de pouvoir des actionnaires et d’inégalités des forces. Les conséquences en sont notamment sanitaires et sociales (suicides, dépréciation des personnes…), tandis le mépris de classes et la recherche de profitabilité absolue vont avec la promotion d’un individualisme radical.
En deuxième lieu, Lucien Sève évoque « l’exténuation de la citoyenneté », aussi essentiel que le travail de ce qui nous fait humain. Il cite l’omnipotence patronale, tandis que ceux qui créent les richesses n’ont aucun droit à décider, le recul des droits et libertés, la souveraineté populaire vidée de toute substance, le dessaisissement des assemblées élues, la mainmise de plus en plus directe de l’agent sur les pouvoirs publics, l’illégitimité profonde de pouvoirs à l’entier service des dominants, la répression brutale des actions.
En troisième lieu, « l’effacement du genre humain » concerne notamment des aspects symboliques et culturels : la négation des différences entre l’homme et l’animal, sous couvert du souci positif pour la préservation des espèces menacées, les fantasmes et illusions sur les potentialités issus des neurosciences et l’intelligence artificielle, comme si dans ces deux domaines, nous n’étions que le produit naturel de notre cerveau (que des machines ou des produits pourraient faire devenir plus performant) et non des êtres essentiellement déterminés par les rapport sociaux et capables de détermination à leur égard. Difficiles en première lecture, ces pages-ci du livre ont une portée majeure pour qui s’interroge sur l’avenir du genre humain.
La déshumanisation dans le traitement des humains inclut bien sûr les violences racistes, les tortures policières, les assassinats terroristes, le néo-esclavage social et/ou sexuel, l’invisibilisation sociale, le déni des droits, la maltraitance de tous ordres, et bien sûr le refus de l’hospitalité et le traitement en ennemi des étrangers : « Des sociétés qui se soustraient à cette obligation éminente […] signent par là même leur arrêt de mort civilisée ». Et de dénoncer aussi la menace transhumaniste, cette prétention à convertir l’humain en système machinique, alors que « la vraie augmentation de l’intelligence humaine est en cours depuis des millénaires sans aucun tripatouillage du cerveau – c’est la culture ».
Il aurait fallu à Lucien Sève une nouvelle vie pour poursuivre les réflexions et les dialogues engagés dans ce livre, dans la continuité de toute son œuvre. Le lire et s’en inspirer librement constitue à n’en pas doute un puissant encouragement à poursuivre sur le chemin de l’émancipation.
Lucien Sève souligne qu’il y a en France une culture de l’anticapitalisme, mais pas de culture postcapitaliste commune. Les riches apports des auteurs qu’il évoque – Alain Badiou, Yvon Quiniou, Isabelle Garo, Étienne Balibar, Michael Löwy, Pierre Dardot, Christian Laval, Jean Sève, Bernard Friot, Benoît Borrits –, et bien d’autres, semblent être une archipel, l’absence de dialogue et de cohérence entre eux privant les partisans de l’émancipation de leur « seule arme imparable » : « devenir une majorité consciente et agissante » capable à la fois de formuler une « critique de l’existant », d’exprimer une « visée de changement » et de forger une « façon de s’y prendre ».
À ce propos, Sève surprendra même ceux qui connaissent bien ses écrits : « On peut aller jusqu’à dire qu’il n’y a plus aujourd’hui matière à divergence de fond entre les motivations les plus diverses à vouloir sortir du capitalisme – socialistes ou écologistes, communistes ou libertaires ». Il s’en explique et cite des croisements de pensée riches : entre rejet du productivisme et projet postcapitaliste, entre partisans du communisme et adeptes du commun… Mais pour cela, il faut entrer dans une culture de l’entente et du désaccord, une unité vivante dans la diversité, a contrario de la conception ancienne d’un militantisme intransigeant vis-à-vis des siens mêmes.
Dans son dernier ouvrage, Lucien Sève s’interroge sur l’inattention portée à ses productions, y compris parmi les partisans de l’émancipation. On y sent comme un sentiment d’injustice – face à la censure médiatique – et une interrogation sincère.
Notons d’abord que ses ouvrages successifs sont parus dans les décennies difficiles de l’échec des régimes qui se sont revendiqués du communisme et du triomphe du néolibéralisme. Ce furent des années de traversées du désert pour les postcapitalistes, dans un contexte d’affaiblissement des luttes. Cette période que le penseur évoque comme l’ouverture, positive, d’une nouvelle période appelant un second souffle du communisme, fut pour beaucoup une période douloureuse et défensive.
Ensuite, l’analyse du stalinisme, le rebond des idées d’émancipation, le succès d’auteurs se revendiquant du communisme sont des phénomènes récents. Il faut bien constater la modestie de leurs effets concrets et qu’ils sont loin d’avoir suffi à produire un nouveau communisme. Les questions délicates de la faisabilité et de l’invention de formes inédites, sur lesquels Lucien Sève a fourni des indications de travail précieuses mais partielles, sont à travailler. Preuve que le chemin sera long, on constate la faiblesse des projets des forces organisées qui se revendiquent du postcapitalisme ou du communisme, sans parler de la résurgence – heureusement marginale, mais inquiétante – de discours porteurs de complaisance avec les régimes staliniens ou maoïstes.
L’œuvre de Lucien Sève constitue une source inépuisable de réflexion pour de nombreux lecteurs. De différentes manières, comme l’annonce son éditeur La Dispute, des travaux ambitieux vont d’ailleurs se poursuivre : « D’autres projets sont en cours, notamment de collation des inédits, de classement des archives, et plus particulièrement éditoriaux d’introduction à son œuvre et à sa biographie, de remise à disposition de certains de ses textes et d’anthologie, de traduction aussi pour contribuer à la réception internationale de l’œuvre de Lucien Sève ».
Dans le même sens, une journée d’études sur le travail de Lucien Sève est programmée le 14 juin prochain à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris.
Gilles Alfonsi