Le muguet de Chicago
Robert ESCARPIT
1er-Mai
LE MUGUET DE CHICAGO
C’était la première fois que je débarquais à Chicago
un 1er-Mai. L’animation était normale puisque, aux
États-Unis, le Jour du Travail se fête chaque année le
premier lundi de septembre. Ainsi en a décidé en 1884
un congrès des syndicats américains. Le premier
Labor Day a eu lieu le lundi 7 septembre 1885.
Presque tous les États de l’Union ont reconnu et
parfois officialisé cette date.
Dans tout le reste du monde, la fête du Travail se
célèbre le 1er mai. L’idée était dans l’air depuis
longtemps et Robert Owen en avait parlé, mais ce n’est
devenu officiel qu’à partir de 1889, lors de la fondation
de la IIe Internationale ouvrière. C’était d’ici, de
Chicago, que tout était parti.
Je le savais depuis peu, pour l’avoir découvert dans
une histoire sociale des États-Unis que j’avais lue dans
l’avion, pendant la traversée.
J’y songeais à bord du métro aérien qui parcourt le
Loop, au centre de la ville, traversant des quartiers
populaires et souvent misérables. Les riches habitent
la banlieue Nord d’Evanston. C’est ainsi : à Chicago, il
y a toujours eu des riches et beaucoup, beaucoup de
pauvres, des Noirs, des immigrés.
August Spies était un immigré allemand. Il
travaillait aux chemins de fer de la Missouri Pacific
dont Jay Gould venait de prendre le contrôle. Jay
Gould était ce qu’on appelle un tycoon, un grand
patron, immensément riche. Il contrôlait aussi —
entre autres — la compagnie télégraphique de la
Western Union et le métro aérien de New York.
À la Missouri Pacific, Spies gagnait deux dollars par
jour pour dix heures de travail.
Je ne connaissais ni son âge ni sa physionomie,
mais, en laissant mon regard errer sur les rues
crasseuses qui encerclent le quartier des hôtels, sur le
bord du lac Michigan, je l’imaginais avec une netteté
incroyable : un visage fin, mais énergique, avec une
moustache noire et des yeux au regard profond et
intelligent. II devait avoir la trentaine.
Du nom, j’étais sûr : August Spies était un des
quatre militants syndicalistes qui avaient été pendus à
Chicago, après une parodie de procès, le 11 novembre
1887.
Les autres étaient George Engel, Adolph Fischer et
Albert Richard Parsons. Un cinquième, Louis Lingg,
s’était suicidé en prison. Certains disaient qu’il avait
été assassiné par la police.
D’Engel, de Fischer et de Lingg, j’imaginais peu de
chose. Peut-être travaillaient-ils à la Western Union
ou aux fameux abattoirs de Chicago.
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Parsons, lui, était aux chemins de fer, comme Spies.
Il avait une femme et deux enfants. Plus âgé que Spies,
il militait depuis longtemps dans le mouvement
ouvrier. Il faisait partie des Knights of Labor, les
Chevaliers du Travail, qui, jusqu’en 1886, étaient ce
qui s’approchait le plus, aux États-Unis, d’une
confédération syndicale. Dépassant le caractère
corporatif des revendications ouvrières, ils
entendaient donner un caractère révolutionnaire à
l’action des travailleurs. Partout où des grèves se
préparaient, ils étaient présents avec des projets
ambitieux de réorganisation économique et sociale de
la démocratie américaine.
La démarche de Spies était plus politique. Il avait lu
Proudhon, Marx, Engels et surtout Bakounine. Il se
disait anarchiste et, quand le procès de Kropotkine se
déroula en France, il citait volontiers ce que l’ancien
prince russe devenu anarchiste sous le nom de
Levachov, avait écrit : « L’anarchisme, c’est la révolte
permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard,
le fusil, la dynamite. »
C’est cette année-là que Jay Gould, affermissant son
contrôle sur la Western Union, y brisa une grève à la
fin de 1883. Fort de ce succès, il décida en novembre
1884 une diminution des salaires de 10 % à la
Missouri Pacific, puis une autre de 5 % en février
1885.
Dès le 9 mars, une grève générale des chemins de
fer éclatait. Spies et Parsons étaient à la pointe du
combat. Il fut dur, mais victorieux. Gould dut capituler
et accepter d’en revenir aux salaires antérieurs.
Mais il entendait bien prendre sa revanche. Fichés
et menacés, les leaders syndicaux, dont Spies et
Parsons, furent licenciés. En même temps, par une
politique d’embauche de main-d’œuvre bon marché,
Gould reprenait d’une main ce qu’il avait lâché de
l’autre. La grève reprit aux chemins de fer et s’étendit
aux abattoirs où Lingg la mena. Cette fois, ce fut un
échec.
Entre-temps, le premier Labor Day avait été
célébré et, en octobre, se réunit pour la deuxième fois
à Chicago la convention des syndicats organisés —
Organized Trades and Labor Unions. Spies et
Parsons y prirent la parole. La convention décida de
dépasser les revendications salariales et de relancer la
lutte pour la journée de huit heures dont le principe
avait été voté l’année précédente. À l’unanimité, les
congressistes proclamèrent solennellement que la
journée de huit heures entrerait partout en vigueur le
1er mai 1886, faute de quoi les syndicats
déclencheraient une grève générale.
Le 1er Mai : c’est de ce rendez-vous que tout est
parti. Ni Gould ni les autres patrons n’étaient présents
au rendez- vous. Ils ne tinrent pas compte de
l’injonction. Le 1er mai 1886, quarante mille ouvriers
étaient en grève à Chicago.
Spies et Parsons étaient à la tête du mouvement. Le
Chicago Mail les dénonçait nommément à la vindicte
publique comme de « dangereux hors-la-loi ».
Le 1er mai était un samedi. Dès le lundi, moitié par
peur du manque à gagner, moitié par tactique pour
diviser les syndicats, les dirigeants des abattoirs
accordèrent la journée de huit heures. Mais ni Gould
ni les autres patrons ne cédèrent. Aux usines
McCormick en grève, la police intervint en force et
plusieurs ouvriers furent tués.
Le mardi, manifestations et grèves continuèrent
dans une atmosphère de tension croissante. Les
syndicats décidèrent d’organiser un meeting le
mercredi. D’abord, le maire Harrison l’interdit, puis le
reporta à huit heures du soir. Il devait avoir lieu dans
un square de la ville, Haymarket Place.
Dès sept heures et demie, la place était pleine de
monde, hommes, femmes, enfants, brandissant des
pancartes et des banderoles et scandant des mots
d’ordre. La police cernait le quartier sous les ordres du
capitaine John Bonfield, connu pour être un cogneur.
Le maire Harrison était présent et surveillait le
déroulement des opérations. Plus de treize cents
hommes de la milice avaient été mobilisés.
Spies parla le premier. Il le fit en reprenant le
thème qu’il avait développé au cours d’un meeting en
octobre de l’année précédente : « Nous appelons de
manière urgente la classe salariée à s’armer pour
pouvoir s’opposer aux exploiteurs par le seul
argument qui puisse être efficace contre eux : la
violence ! »
Il y eut des remous dans les rangs de la police où
l’on commençait à s’inquiéter de la tension montante
de la foule d’où jaillissaient insultes et menaces à
l’adresse du service d’ordre.
Parsons parla ensuite. Il fut plus modéré que Spies,
mais ne ménagea pas Gould. Le dernier orateur fut
Fielden, de la Western Union. C’était, comme Spies,
un anarchiste partisan de la « stratégie de l’acte » et il
le dit avec une telle véhémence que la foule
s’enflamma, couvrant la police d’invectives. Mais déjà,
la soirée s’avançant, la place commençait à se vider. Le
maire Harrison se retira, relativement rassuré. Spies
et Parsons avaient quitté le meeting. Il ne restait plus
sur la place qu’un tiers des manifestants quand
soudain, sur l’ordre du capitaine Bonfield, pendant
que Fielden parlait encore, cent quatre-vingts policiers
chargèrent au pas cadencé.
La plupart n’employaient que la matraque, mais
certains firent feu. Il y eut des blessés dans
l’assistance. C’est alors que, partie on n’a jamais su
d’où, une bombe explosa dans les rangs de la police,
tuant un policier sur le coup et en blessant plus de
cinquante, dont cinq mortellement. Dans la panique
générale, les policiers se mirent à tirer au hasard,
faisant des tués et des blessés.
En même temps, la milice procédait à une rafle
générale. Dans la soirée et le lendemain, plusieurs
centaines d’ouvriers furent arrêtés. Ce fut
naturellement le cas de Spies et de Parsons qui
pourtant n’étaient pas présents au moment de
l’attentat.
Presque tous les ouvriers furent relâchés
rapidement. Le State Attorney n’en retint que trente
et un pour être présentés au Grand Jury. Vingt-deux
d’entre eux furent libérés après avoir accepté d’être
témoins à charge. Sur les neuf qui restaient, un réussit
à s’enfuir dans des conditions louches. C’était Rudolf
Schaubelt qu’on ne retrouva jamais. On le soupçonna
d’avoir été un agent provocateur à la solde de Gould et
d’avoir lancé la bombe, mais on ne sut jamais la vérité.
Ce qui est certain, par contre, c’est que des huit
inculpés retenus par le State Attorney, aucun, sauf
Fielden qui parlait à la tribune, n’était présent à
Haymarket Place au moment de l’attentat. C’étaient
Spies, Parsons, Lingg, deux travailleurs du télégraphe,
Gorge Engel et Adolph Fischer, deux ouvriers des
aciéries, Eugene Schwab et Oscar Neebe et,
naturellement, Fielden. Ils étaient accusés d’incitation
au meurtre et de complicité d’homicide volontaire.
Le procès s’ouvrit le 21 juin devant la cour
criminelle de Cook County sous la présidence du juge
Joseph E. Gary. Quand on tira le jury au sort, l’avocat
de la défense, William P. Blank, épuisa son droit de
récusation et s’assit découragé en disant :
— Ils ont aussi truqué le jury.
Quelques années plus tard, le bailiff chargé de
l’organisation du procès devait reconnaître que la
boîte d’où l’on tirait les noms des jurés ne contenait
que des noms de cadres ou de contremaîtres des
entreprises Gould. Il n’y figurait pas un seul
travailleur.
Conscient de la faiblesse du dossier de l’accusation,
le State Attorney Grinnell termina son réquisitoire par
cette étonnante déclaration :
« C’est ici le procès de la loi et le procès de
l’anarchisme. Ces hommes ont été choisis,
sélectionnés par le Grand Jury parce que c’étaient des
meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les
milliers d’autres qui les suivent. Messieurs les jurés,
condamnez ces hommes, faites d’eux un exemple,
pendez-les, et vous sauverez nos institutions, notre société. »
Quand on lui demanda de faire une ultime
déclaration, Spies commença ainsi : « Je parle à cette
cour comme le représentant d’une classe aux
représentants d’une autre », et il conclut en disant :
« Si vous croyez qu’en nous pendant vous pouvez
écraser le mouvement des travailleurs, le mouvement
des millions d’hommes piétinés, le mouvement de
ceux qui peinent dans le besoin et la misère, alors
pendez-nous ! Vous écraserez ici une étincelle sous vos
pieds, mais là et là, derrière vous, devant vous,
partout, les flammes jailliront. C’est un incendie
souterrain et vous ne pouvez pas l’éteindre. »
Quand le juge Gary fit ses recommandations au
jury, il dit : « Non, je ne considère pas que ces
hommes aient été prouvés coupables d’aucun crime,
mais il faut les pendre. Je n’ai pas peur de
l’anarchisme, oh non : c’est le projet utopique de
quelques rares, très rares philanthropes farfelus qui
sont plutôt sympathiques, mais je considère que le
mouvement des travailleurs doit être écrasé. »
Le verdict tomba dans la soirée : Spies, Parsons,
Fischer, Engel et Lingg étaient condamnés à mort, les
autres à de lourdes peines de prison. Ces derniers
devaient être graciés en 1893 par le gouverneur libéral
de l’Illinois, Altgeld, lui-même immigré allemand, qui
était juge à Chicago en 1886. La même année, en avril,
dans un article du Century Magazine, le juge Gary,
essayant de se justifier, reconnut l’irrégularité du
procès.
Les condamnés firent appel à la Cour suprême de
l’État. La Cour confirma le verdict tout en
reconnaissant que le procès avait été irrégulier, mais
les préjugés défavorables des jurés, qui pouvaient être
une cause de cassation, étaient excusés du fait que le
socialisme pouvait être assimilé au vol qualifié et donc
susciter une hostilité légitime.
La Cour suprême des États-Unis refusa de se saisir
du dossier, considérant qu’aucun droit constitutionnel
n’était en cause.
Partout, aux États-Unis et dans le monde, s’étaient
constitués des comités pour demander la grâce des
condamnés. En octobre 1887, il y eut à Londres un
grand meeting où William Morris et Bernard Shaw
prirent la parole. En France, la Chambre des députés,
le Conseil général de la Seine et le conseil municipal
de Paris envoyèrent des messages au président des
États-Unis demandant la grâce des condamnés.
Quelques jours avant la date fixée pour l’exécution,
Lingg fut trouvé mort dans sa cellule. Le bruit courut
qu’il n’avait pas résisté aux interrogatoires au
« troisième degré » auxquels il était soumis, ainsi que
ses camarades. La thèse officielle fut celle du suicide.
Le 11 novembre 1887, Spies, Parsons, Fischer et
Engel furent pendus.
Dès l’année suivante, les syndicats de tous les pays
du monde, sauf des États-Unis, décidèrent que le 1er
mai serait la fête du travail en mémoire des martyrs de
Chicago.
J’en étais là de mes pensées quand je m’aperçus que
la rue où je me trouvais s’appelait Randolph Street.
C’était dans cette rue que s’ouvrait Haymarket Place.
Troublé par les évocations qui venaient de me
traverser l’esprit, je ne savais plus exactement si j’étais
en 1886 ou cent ans plus tard. Je voyais à la fois passer
dans la rue le flot des automobiles, des autobus et les
lourdes charrettes tirées par de gros chevaux au poil
luisant que j’entendais rouler sur le pavé. Sur les
vitrines, la crasse de maintenant se mêlait à celle du
siècle passé. Sur les trottoirs, la foule présentait un
étrange méli-mélo où il était difficile de distinguer les
époques.
Quand j’arrivai à Haymarket, la place me surprit
par sa petite dimension au milieu des immeubles
géants. Comme en surimpression, je voyais la cohue,
la charge de la police, la panique, l’explosion de la
bombe.
Je fis le tour de la place où subsistaient quelques
verdures fatiguées, poussiéreuses et fantomatiques.
C’est alors que, dissimulées par un bouquet de fusain,
j’aperçus des feuilles longues et pointues, vert foncé,
que je reconnus aussitôt. C’était du muguet.
Cette vue me soulagea en me rappelant la fête du
printemps. Peut-être y avait-il des fleurs et pourrais-je
piquer à ma boutonnière le traditionnel brin porte-
bonheur du 1er-Mai.
Comme je me penchais, je restai soudain interdit et
bouleversé : le muguet de Chicago n’était pas blanc, il était rouge