Situation militaire en Ukraine au 25 août selon J.Sapir
GUERRE CIVILE EN UKRAINE
Par Jacques Sapir, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), textes rédigés les 24 et 25 août 2014 et diffusés par le Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP)
http://russeurope.hypotheses.org/2675
http://russeurope.hypotheses.org/2654
Par Jacques Sapir, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), textes rédigés les 24 et 25 août 2014 et diffusés par le Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP)
Le 26 août 2014.
La situation militaire dans l’Est de l’Ukraine évolue actuellement en faveur des insurgés. Avant d’en venir à une description des opérations, il faut d’abord faire un certain nombre de remarques.
• (1) Au journal de 20h du samedi 23 août, le reportage des journalistes de France-2 a été exceptionnellement honnête. Les bombardements des forces loyales au gouvernement de Kiev, leur caractère aléatoire (un hôpital et une école furent touchés), et leurs dramatiques conséquences, ont été montrés. Il s’agit, peut-être, d’un tournant dans la couverture médiatique de cette guerre civile.
• (2) Ceci conduit à regarder les mots qui sont utilisés pour décrire cette situation. Le gouvernement de Kiev utilise « opération anti-terroristes », ce qui est une honteuse mascarade. Que l’on approuve, ou non, les insurgés, ces derniers ne SONT PAS des terroristes, ou alors ils le sont tout autant que les résistants français, qualifiés de « terroristes » par le gouvernement de Vichy et les Allemands. L’emploi abusif du mot « terroriste » cache la réalité. C’est le gouvernement de Kiev qui, en réalité, tente de terroriser la population civile de Donetsk et Lougansk par des bombardements aveugles sur des cibles non militaires. On ne peut qu’être frappé par la différence de traitement entre la Syrie et l’Ukraine. Toutes choses étant égales par ailleurs, le gouvernement de Kiev utilise les mêmes moyens qui furent reprochés en son temps à Bachar el-Assad. Les insurgés peuvent être qualifiés d’indépendantistes (ce qu’ils sont devenus dans leur majorité) voire de séparatistes. Le qualificatif de « pro-russe » qui est utilisé, en particulier par France-2, est stupide. Les dirigeants du mouvement insurgé n’ont jamais demandé leur rattachement à la Russie. Pour l’instant, ils demandent la reconnaissance de leur autonomie. Rappelons, aussi, qu’à la différence avec la Crimée, le gouvernement russe n’a jamais reconnu la validité des référendums d’indépendance qui ont été tenus dans l’est de l’Ukraine.<
•
Les sources d’informations disponibles, journalistes mais aussi blogs, et en particulier http://cassad-eng.livejournal.com/ et celui de la Voice of Sevastopol http://voicesevas.ru/news/yugo-vostok/3976-voyna-na-yugo-vostoke-onlayn-23082014-hronika-sobytiy-post-obnovlyaetsya.html, permettent de se faire une idée plus précise des évolutions de la situation militaire sur le terrain.
• (a) Les forces loyales au gouvernement de Kiev continuent les attaques frontales sur Ilovaysk, au sud de Donetsk. En dépit d’une supériorité numérique de 1 à 5 (voire pour certains de 1 à 7), d’après l’un de mes correspondants elles n’ont fait aucun progrès et ont subi des très lourdes pertes. Ceci est dû tant à la qualité des forces de la milice des insurgés qu’à une série d’erreurs tactiques assez grossières commises par les forces de Kiev. Les attaques ont eu lieu de manière répétées sur les mêmes axes, et par « petits paquets ». Au nord de Donetsk, les forces de Kiev ont été repoussées, l’agglomération de Yasinovataya a été reprise par les insurgés et celle de Uglegorsk pourrait être reprise dans les 48h qui viennent. Des combats ont eu lieu autour des villes de Severodonetsk et Lisichansk, mais les forces insurgés semblent actuellement trop peu nombreuses pour pouvoir reprendre ces deux villes.
Carte 1
(b) L’assaut contre Lougansk semble aussi avoir échoué. Les insurgés ont repris Khryashevatoye et ils s’avancent vers Lutugino. S’ils sont capables de le reprendre, ils renforceront considérablement leurs positions et s’assureront du contrôle de la route Lugansk-Krasnyi-Lutch, désenclavant la ville par le sud. De tels développements pourraient survenir dans les jours qui viennent compte tenu de l’absence de réserves des forces de Kiev.
Carte 2
(c) Pour concentrer les moyens nécessaires aux opérations contre Donetsk et Lougansk, les forces de Kiev ont du dégarnir une partie du front vers le sud. Il en résulte que les insurgés ont trouvé un « trou » dans le déploiement des forces de Kiev extrêmement important vers la Mer d’Azov, et plus précisément vers Novoazovsk et Mariupol. Des unités insurgées semblent avoir mené un raid jusqu’aux environs de Novoazovsk, provoquant un début de panique dans les rangs des forces de Kiev. Ces dernières n’ont guère le choix : si elles veulent éviter une (très) mauvaise surprise, elles devront prélever sur les moyens concentrés autour de Donetsk pour défendre Mariupol et Novoazovsk.
Carte 3
On peut alors se poser la question de ce qui explique ce retournement de situation. A cela, il y a plusieurs raisons.
• (a) Les forces de Kiev sont très mal employées, et semblent avoir un moral en chute libre. Les forces régulières sont mal commandées. Certaines ne semblent guère avoir de goût pour cette guerre civile. Une partie des troupes déployées restent inactives.
• (b) Les forces de la « Garde Nationale » semblent avoir été envoyées volontairement au massacre par le gouvernement de Kiev, qui espère ainsi que les insurgés les débarrasseront des plus dangereux et des plus excités des militants de « Pravyi Sektor » et de « Svoboda » [groupes d’extrême droite et nazi]. Il faut ici signaler que le Président Poroshenko doit faire face à une situation politique mouvante à Kiev. S’il a pu obtenir une majorité en déclenchant les hostilités, il est aussi possible qu’il espère que ces hostilités aboutiront à la destruction des groupes les plus extrémistes.
• (c) Il semble y avoir d’importantes dissensions dans l’Etat-Major de Kiev, que ce soit entre le ministre de la Défense et les officiers supérieurs, ou entre ces derniers et les services de renseignement ukrainiens (le SBU).
• (d) D’après les vidéos et les témoignages des journalistes présents dans les zones de combat, la qualité des combattants insurgés, sans être extraordinaire, semble meilleure que celle des troupes de Kiev. Leur moral est bon, voire excellent, et ces troupes se battent sur un terrain qu’elles connaissent bien, car il s’agit bien souvent des endroits où ils habitent. On a plusieurs cas où la population civile, qui souffre considérablement des bombardements de l’armée de Kiev, fournit une aide précieuse aux insurgés. Il faut noter qu’en dépit de ses affirmations le gouvernement de Kiev a été incapable de montrer une preuve de la présence de forces régulières russes se battant aux côtés des insurgés. Cela ne veut pas dire que l’on puisse exclure la présence de « conseillers ». Mais, pour l’instant, les différentes affirmations quant à la présence de troupes régulières n’ont pu être prouvées.
Quoi qu’il en soit, la situation évolue plutôt en faveur des insurgés depuis le 15 août. De ce point de vue, la visite samedi 23 août de Mme Merkel à Kiev doit être resituée dans son contexte. Madame Merkel a rappelé la volonté de l’Union européenne de voir la souveraineté de Kiev maintenue sur la totalité de son territoire. Mais ceci est désormais très compromis. La seule possibilité serait un cessez-le-feu rapide, survenant dans les jours qui viennent, et la reconnaissance des autorités insurgées en échange de leur reconnaissance de l’autorité, bien évidemment formelle, de Kiev sur leurs régions. On aboutirait à la solution qu’avaient en leur temps préconisé les dirigeants russes pour le Kossovo. On sait que les pays de l’OTAN ont soutenu la déclaration d’indépendance du Kosovo. Ce précédent affaiblit considérablement la position de Madame Merkel. Comme le gouvernement de Kiev ne semble pas avoir les moyens de vaincre par la force les insurgés, il est probable que le mieux que l’on puisse espérer est un cessez-le-feu de facto survenant dans les jours qui viennent. C’est pourquoi, il est de l’intérêt des insurgés de pousser leurs avantages là où ils le peuvent. La possibilité d’un effondrement de la défense de Kiev dans la région de Novoazovsk, ce qui donnerait aux insurgés un accès à la mer, n’est pas à exclure. On ne doit donc pas s’attendre à des résultats immédiats de la rencontre de mardi 26 entre Vladimir Poutine et Porochenko, même si le principe d’un cessez-le-feu pourrait être alors discuté.
SITUATION MILITAIRE EN UKRAINE
25 août 2014
La situation militaire a connu d’importantes évolutions ces deux derniers jours. Les forces de Kiev semblent s’être effondrées au sud de Donetsk, ouvrant la voie à une contre-offensive des insurgés qui a atteint lundi 25 août les bords de la Mer d’Azov et la ville portuaire de Novoazovsk. D’après mes correspondants (il s’agit de journalistes occidentaux qui travaillent du côté des insurgés), il n’y a pas eu véritablement de combat. Les forces de Kiev se repliant sur Mariupol. Ceci a d’ailleurs été indirectement confirmé par des déclarations du gouvernement de Kiev. Tactiquement, ceci implique que les forces de Kiev qui opéraient au sud de Donetsk sont encerclées. Les « chaudron » ainsi constitué pourrait être réduit dans les jours qui viennent. Par ailleurs, le repli sur Mariupol des forces de Kiev indique que ces dernières sont dans une confusion importante. Des sources proches des insurgés, et qu’il faut donc traiter avec certaines précautions, indiquent que ces forces seraient en train d’évacuer Mariupol pour Zaporozhie. Ceci reste à confirmer. On signale aussi une contre-offensive des insurgés au Nord-Ouest de Lougansk, au-delà de Pervomaïsk, qui les conduits pratiquement à hauteur de Slaviansk. Il semble donc que l’on soit en présence d’une crise majeure pour les forces de Kiev. En tout état de cause, si Kiev veut stabiliser la situation militaire sur les bords de la Mer d’Azov, il n’a pas d’autres choix que de :
• (1) Prélever sur les forces déployées au Nord de Donetsk, mais avec le risque que les insurgés percent aussi dans ce secteur. Or, compte tenu des succès rencontrés par les insurgés, c’est une option TRES risquée pour Kiev, alors que se développe la contre-offensive depuis Lougansk.
• (2) Déployer des troupes gardées en réserves dans la partie Ouest de l’Ukraine, mais dont l’efficacité militaire est douteuse. Le risque ici est que l’engagement de ces unités conduise à de nouvelles pertes et à la capture d’un matériel important par les insurgés.
Carte 1
Dans le même temps, on annonce le retour d’Igor I. « Strelkov », qui pourrait coordonner les opérations militaires des miliciens de Lougansk et de Donetsk depuis Krasnodon.
En tout état de cause, il est clair que les insurgés ont marqué des points importants ces deux derniers jours. On ne peut exclure que les forces de Kiev, du moins celles qui ne sont pas encore encerclées, se retirent sur la ligne de défense qui a été définie ces derniers jours. Ceci indique bien que l’on est en présence d’une crise tant militaire que politique dans les rangs des forces de Kiev. La décision du Président Poroshenko de dissoudre le Parlement (la Rada) doit être considérée comme faisant partie intégrante de cette crise. D’un autre côté, la faiblesse numérique des insurgés leur interdit de pousser leur avantage trop loin, sous peine de se rendre extrêmement vulnérable à des contre-attaque des forces de Kiev. Il est donc possible que d’ici une semaine ou deux, on arrive à une stabilisation partielle de la situation, qui ouvrirait la voie à un cessez-le-feu. Il est possible que cela soit discuté mardi 26 août, quand le Président russe rencontrera le Président ukrainien à Minsk. Mais, même si cette stabilisation débouchait sur un cessez-le-feu, ce qui est à espérer, la situation resterait toujours très tendue. Les insurgés, désormais, ne sont plus prêts à accepter autre chose qu’un scénario du type Abkhaze ou Ossète du Sud. Or, une telle situation est difficilement acceptable pour Poroshenko, outre le fait qu’elle implique que les ressources en charbon du Donbass restent entre les mains des insurgés, ce qui va poser des problèmes redoutables dès cet hiver pour l’Ukraine. Il faudra du temps pour trouver un compromis acceptable, or le temps est ce qui fait défaut au régime de Kiev qui pourrait bien connaître dans les mois à venir les contrecoups de son incapacité à venir à bout des insurgés de Donetsk et Lougansk. Cette incapacité à écraser l’insurrection dans le sang, ce qui était l’objectif affiché du gouvernement de Kiev, va poser à nouveau la question de la fiabilité des populations dans les régions voisines de Dniepropetrovsk et Zaporozhie. Des soulèvements pourraient alors avoir lieu cet hiver. La situation économique et financière de l’Ukraine va par ailleurs continuer à se dégrader rapidement.
De ce point de vue, chaque jour gagné est un avantage pour les insurgés qui semblent désormais avoir imposé la pérennité, au moins provisoire, de la « République Populaire de Donetsk » (DPR) et de la « République Populaire de Lougansk » (LPR).