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Publié par Pour une vraie gauche à Lannion

Nous présentons ci-dessous un texte important de Jean Luc Mélenchon qui théorise l'action politique de le FI.

Pour stimuler la discussion nous l'accompagnons de remarques de  Laurent Lewy communiste de l'ACU (association des communistes unitaires) membre d'Ensemble.

Le texte est là : https://melenchon.fr/2018/03/06/crises-politiques-et-revolution-citoyenne/

 

Crises politiques et révolution citoyenne

Examiné du point de vue d’un adversaire de ce monde-là, rien n’est plus encourageant que l’obstination des castes dirigeantes de l’Union européenne, quoiqu’il en cuise à tous. Par exemple, voir le retour dans la campagne italienne de Berlusconi sous les applaudissements des eurocrates est une déchéance significative. En cette année de centenaire de la Révolution d’Octobre, il est frappant de voir comment l’oligarchie n’a rien appris de l’Histoire. Les classes sociales dominantes n’apprennent pas davantage de leur propre histoire (tant mieux) que de celle qu’elles dominent (hélas). Lénine résume les moments de cette sorte dans son énoncé des quatre conditions d’une situation « pré-révolutionnaire ». Une de ces conditions décrit si bien le moment que nous vivons : « en haut on ne peut plus, en bas on ne veut plus ». Quand cette conjoncture se met en place, un incident fortuit déclenche l’avalanche dont la pente des évènements est grosse.

Chaque révolution commence de cette façon. Puisque j’en suis à 1917, rappelons que c’est une manifestation de femmes contre la guerre qui effondre le régime tsariste. Un mouvement qui tint trois jours de suite au grand dam de tous les partis. La dynamique dégagiste de l’époque était fondée là-dessus : arrêter la guerre, ramener les hommes dans leurs familles. Tous les gouvernements suivants se contorsionnèrent autour de cette question. Tous continuèrent la guerre. Si les bolcheviks prirent le pouvoir c’est d’abord parce qu’il était à portée de main. En dépit de leurs multiples fautes de commandement et d’évaluation du rapport de force, s’ils

y parvinrent c’est d’abord parce que les foules russes le leur donnèrent de bon cœur. Elles le firent parce qu’ils étaient les seuls à n’avoir trempé dans aucune tambouille pour continuer cette guerre.

Mais tout processus destituant n’est pas voué spontanément au meilleur. Robespierre note « Il est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles ». Ainsi dans le registre inverse de l’octobre rouge des Russes, si les islamistes ont été à deux doigts de l’emporter en Tunisie comme ils l’ont fait en Turquie ou en Iran, cela n’a rien à voir avec l’action de Dieu. Mais tout avec l’épuisement absolu du système antérieur et avec le réseau tentaculaire de ceux qui, dans tous les partis, avaient eu à faire avec les régimes pourris. Des régimes maintenus à bout de bras comme « moindre mal » par ceux qui en profitaient sur place et davantage encore à l’étranger. En dépit de tout, les vagues dégagistes à l’œuvre ne sont pas épuisées dans ces pays comme ailleurs et elles s’emparent des matériaux qu’elles trouvent pour frapper, fussent d’abord les plus improbables. Ne perdons pas de vue qu’en Turquie comme en Iran, les régimes dictatoriaux luttent d’abord pour leur survie.

D’où l’importance pour les nôtres d’évaluer correctement les rapports de force, de ne jamais s’abandonner aux provocations de l’ennemi, même meurtrières comme celles des assassinats de nos camarades Chokri Belaïd ou Mohamed Brahmi en Tunisie, de rester en vie et de se rendre disponible à la colère populaire en passant par les chemins de crête pacifiques du refus des arrangements avec le système. Car tous les régimes « démocratiques » de notre continent travaillent sous nos yeux ardemment à leur propre destruction. Tout tombera aussi soudain que le mur en son temps. Le régime économique ordo-libéral à l’allemande, ses institutions politiques et ses « élites » sont dans la même osmose et la même rigidité que feu le régime « socialiste ». Le même type d’auto-aveuglement étouffe la pensée de ses élites : « Ça ne marche pas ? C’est parce que nous n’en faisons pas assez dans la “bonne direction” ». Ils sont donc condamnés à creuser avec enthousiasme la fosse commune de l’Histoire dans laquelle finit toujours ce genre d’obstination.

Pour être le recours politique dans de telles conditions, deux conditions s’imposent. D’abord franchir un seuil de crédibilité qui fasse de nous un point d’appui. Nous y sommes parvenus en deux élections présidentielle puis législatives et ensuite dans les élections partielles. Ensuite être actifs et reconnus légitime dans les luttes populaires contre le système, ses politiques, ses représentants. Le mouvement « La France Insoumise » jour après jour occupe ce terrain. Son objectif est de devenir un mouvement politico-social. Un objet politique nouveau. Mais pour rendre tout cela pérenne, il faut se trouver distinctement hors du champ des collusions avec ce système. On doit comprendre ces impératifs dans le contexte qui est le nôtre désormais. En France et en Europe. En toutes circonstances et en tous lieux le prix de notre amitié est le même : rupture totale avec tous les partis du système des traités européens. Toute l’exécution de notre projet politique passe par là dans le nouveau contexte politique du vieux continent. Le temps présent est celui d’une très grande turbulence.

La théorie de « la révolution citoyenne » repère deux temps globaux dans le déroulement des évènements qui conduisent jusqu’à elle. La première phase est « destituante », la seconde est « constituante ». Les deux sont des moments d’état de conscience collective. Certes, les deux restent assez emmêlées dans la réalité ordinaire d’une crise politique. Mais le passage de l’une à l’autre constitue le moment révolutionnaire à strictement parler.

La phase « destituante » est celle au cours de laquelle toute institution, toute autorité, tout pouvoir est discrédité jusqu’au point qu’un mot d’ordre commun s’impose comme motif exclusif et fédérateur de l’action : « qu’ils s’en aillent tous » ; « dégagez ! ». Il est vain de croire que cette injonction serait réservée aux seuls puissants du moment. Elle frappe tout le champ politique et social. La délégitimation est générale. Le fond commun de cette évolution des esprits est, sous une forme ou une autre, l’incapacité des pouvoirs constitués ou des institutions de la société, au sens le plus large, à répondre aux nécessités de base de l’existence quotidienne du tout venant. Nécessités matérielles ou morales. Les deux étant le plus souvent vécus comme les deux faces d’une même réalité insupportable. Le débouché inéluctable de cette phase est la rupture fortuite de la chaîne des consentements à l’autorité sur laquelle reposent toutes les sociétés complexes.

C’est pourquoi le plus souvent les déclenchements révolutionnaires passent par deux chemins constants. D’un côté une action des femmes. Pour le montrer, je prendrai mes exemples dans les situations historiques de référence traditionnelles, alors même que peu nombreux sont ceux qui l’ont vu comme je le présente. Car n’en déplaise, ce fut le cas pour la révolution de 1917, je l’ai noté déjà. Mais ce fut le cas aussi dans le processus de la grande Révolution française. Le passage de la révolution à sa phase radicale est à mes yeux le cortège des femmes qui ramènent de force le roi, la reine et compagnie depuis Versailles jusqu’à Paris, mettant fin à la majesté inviolable du corps du roi.

Sans multiplier les exemples, on peut comprendre qu’étant le premier maillon de l’organisation sociale, les femmes sont la dernière ligne de cohésion de l’ordre social quand bien même fonctionne -t-il tout entier à leur détriment. Dès lors, elles forment aussi l’élément le plus conscient des limites d’un système quand il refuse ou attente au minimum vital à partir duquel tout effort et tout dévouement s’épuise en vain. La liste des accusés du procès qui se fit contre les marcheuses de l’expédition de Versailles, ou bien celle des intrépides d’abord mitraillées par les cosaques en atteste : ce sont des femmes du commun, les bras chargés de gosses, en lutte pour la survie.

Pour autant, ce serait une erreur d’évaluation de n’y voir qu’une forme de sursaut de survie aveuglé. Les entrées en révolution des femmes sont plutôt toujours concentrées sur le point stratégique qui dénoue une situation. Les femmes qui affrontent la cosaquerie tsariste, celles qui vont à Versailles au choc sans reculer devant les gardes royales, dont elles tuent deux ou trois et mangent même un cheval, vont directement au point nodal de l’écheveau des faits qui forment une situation révolutionnaire. Pour la Commune de Paris encore, le bataillon de femmes qui, avec Louise Michel, va prendre les canons disposés à Montmartre dénoue le cœur de l’intrigue entre les versaillais et le peuple en révolte. De là part la bascule des évènements.  Ce n’est pas pour rien que l’Église réactionnaire a fait construire sur cette colline cette horreur de « Sacré Cœur » voué à l’expiation des « crimes de la Commune » ! On notera qu’à Mayotte ce sont les femmes qui forment le cœur du mouvement en cours.

L’autre constante des commencements d’incendies politiques est la question de la sécurité. Elle met mal à l’aise nos familles politiques tant c’est une question qui a été instrumentalisée par les pires démagogues de droite extrême. Mais en Guyane comme à Mayotte, le déclencheur aura été la résistance populaire à l’insécurité. Insécurité ressentie partout comme la forme la plus insupportable d’abandon par l’État. Les amateurs de comparaison historique se réfèreront au rôle des « grandes peurs » dans l’aggravation du processus révolutionnaires de 1789 jusqu’à la formation des milices populaires à qui Robespierre remis à Paris la bannière portant devise « Liberté-Egalité-Fraternité ».

Au total, l’évènement fortuit qui déclenche l’avalanche du moment « destituant » est par définition imprévisible dans sa survenue comme dans son intensité. Mais il comporte assez de caractéristiques constantes dans l’Histoire pour en faire une liste qui illustre comment on peut passer du point « en haut on ne peut plus et en bas on ne veut plus » au point « qu’ils s’en aillent tous ! ».  « Ils » étant alors reconduits jusqu’à la porte de sortie à coup de pieds dans les fesses. La violence du processus destituant est d’autant plus grande que le régime est rigide et ne comporte pas d’échappement. La démocratie permet au contraire de « purger » les situations de tensions en permettant à l’énergie « destituante » d’ouvrir un nouveau chemin de déploiement à la société. En théorie. En pratique il en va tout autrement en ce moment. Ici le mot « démocratie » ne concerne pas exclusivement le processus formel par lequel elle s’exprime. Pas seulement les élections elles-mêmes. Mais tout l’arc des moyens par lesquels la société exprime ses attentes et ses certitudes.

Quoiqu’il en soit, dans un cas comme celui que nous vivons « l’échappement » est bouché. Il a été occulté à double tour par le cadenas du parti médiatique et l’aveuglement des dirigeants. Quand Juncker dit « il n’y a pas de démocratie possible hors des traités européens », il dit qu’il n’y a pas de démocratie du tout. Pas d’échappement. Le moment que nous vivons montre la panne des moyens de purge. Les crises politiques des quatre premiers pays de l’Union européenne le montre sans fard. En France, le deuxième tour qui rend ultra majoritaire un candidat qui ne fait pas un quart des suffrages du premier tour est une caricature de purge empêchée. Et donc différée. L’évènement fortuit est donc inéluctable quoiqu’imprévisible. Mais la dynamique qui l’aura rendu possible ne s’épuisera pas aussi longtemps que ces conditions initiales n’auront pas été purgées. C’est pourquoi les « avalanches » se succèdent par vagues successives en temps de révolution. On repère notamment ces formes de « répliques » à l’exaspération des « modérés » de toutes les époques et de tous les pays. Ceux qui, dans la révolution de 1917 en Russie, celle de France en 1789 ou celle de Tunisie récemment ne cessent de décréter que « maintenant c’est fini, il est temps de faire une pause », « il faut consolider les acquis » et ainsi de suite.

L’art de maitriser les répliques fait partie de l’intelligence de ce type de situation. L’octobre rouge, comme la proclamation de la République après la fuite du roi à Varennes et la défaite de l’invasion allemande de Valmy, pour rester dans les comparaisons déjà faites, sont d’abord des répliques qui visent à achever le travail commencé par le processus destituant et l’évènement fortuit qui l’a débondé.

La seconde phase du processus de révolution citoyenne est la phase « constituante ». Celle au cours de laquelle plusieurs processus de l’étape précédente arrivent à maturité. Ils changent alors de nature. Je n’ai pas l’intention de reprendre la démonstration classique selon laquelle dire « non » à une chose c’est en même temps dire « oui » à une autre. Mais c’est bien de ce processus dont il s’agit. L’affirmation populaire passe de sa forme « destituante » à sa forme constituante dans ce moment où elle rejette définitivement ce qui est. C’est à dire qu’elle le fait en installant une alternative à ce qu’elle rejette. C’est ici l’épisode le plus décisif du processus de la révolution citoyenne. À vrai dire, si la révolution citoyenne est un tout qui inclut toutes les phases antérieures aux crises ouvertes qui se manifestent en son sein, cette transition est celle qui commence la révolution en tant que tâche concrète pour ses protagonistes. Un matin le bazar recommence au-delà du point atteint la veille et il faut faire quelque chose d’autre sur le champ pour en sortir.

Si la société n’est pas capable d’enfanter un fonctionnement alternatif, alors le processus destituant ne produira qu’une demande de retour à l’ordre. Ou n’importe quelle solution où l’autorité serait rétablie pour garantir les besoins fondamentaux. Pour une conscience avertie, la façon de faire émerger le nouvel ordre ne s’improvise donc pas. Car s’il tarde à naître, il peut avorter. Il peut surtout provoquer une inversion du sens des évènements comme on le ferait en se promenant à la surface d’un anneau de Moebius. Du même pas, au même rythme, du dessus au dessous, du positif au négatif, sans aucune rupture de parcours.

Donc disais-je, le processus constituant commence à se déployer au sein même des évènements qui le précèdent.  On dit oui à une chose en disant non à son contraire. Mais quand le processus est à maturité, c’est que la demande du neuf est devenue claire et tangible, qu’elle apparaît comme la solution concrète immédiate au problème posé. On sait quoi faire et comment y arriver. Cette métamorphose ne démêle à vrai dire jamais de soi-même son contenu paradoxal du oui et du non siamois. C’est pourquoi la stratégie fondamentale de la révolution citoyenne propose un mode opératoire pour accomplir ce franchissement de seuil de croissance de l’expression politique populaire. Il s’agit de la revendication, puis de la convocation, et la tenue d’une Assemblée constituante. Les pays de l’Amérique du sud comme aussi la Tunisie qui l’ont pratiqué ont franchi de cette façon très pacifiquement et très profondément des seuils très complexes de réorganisation de la vie de la société. Car la définition en commun des règles de vie produit à la fois les droits de chacun et du coup le devoir de tous les autres de les respecter. Et par là-même est atteint un premier résultat : le consentement à l’ordre, celui que vient d’instituer l’Assemblée constituante. Cela opère un tri démocratique entre ceux qui le soutiennent et ceux qui veulent le changer. L’arc des possibles se dessinent sous les yeux de chacun, la phase destituante négative est close.

Ce n’est pas le seul résultat concret. Un autre tout aussi considérable doit être compris. Car en devenant constituant, le peuple s’institue lui-même. Il dit qui il est, il se reconnaît en nommant les droits dont il est le sujet. La stratégie de la Constituante est donc celle qui produit en même temps qu’un nouvel ordre son acteur politique : le peuple révolutionnaire constituant.

Cette vision des choses permet de comprendre un autre aspect de la méthode que nous mettons en œuvre avec le mouvement « La France insoumise ». Nous ne nous donnons pas pour but de créer un « parti révolutionnaire » au sens avant-gardiste que ce mot a pris au vingtième siècle. Ni même un « mouvement révolutionnaire » dans le sens ou ses actions viseraient à déclencher je ne sais comment une révolution qu’il voudrait diriger. Notre but est de constituer un peuple révolutionnaire, le peuple de la révolution citoyenne, celui qui renverse la table en s’appropriant collectivement la commande de la société et sa subordination à l’intérêt général humain. Nous empruntons à la tradition de pensée du matérialisme historique l’idée qu’il s’agit là de l’accomplissement d’une nécessité. Le mot « nécessité » veut dire ici « qui ne peut pas ne pas être ». Autrement dit, il s’agit d’une classe de phénomènes dont le développement est une conséquence spontanée du mode d’organisation du système. Les conditions initiales du déclenchement des évènements qui conduisent à l’effondrement de ce système sont nichées dans les contradictions internes du mode de production, de consommation, et d’échange d’une part et d’autre part de tout cela avec la limite des capacités de la nature à le supporter. Je suis désolé de la formulation abstraite de ce raisonnement. J’en interrompt le cours en me proposant d’en rédiger la suite pour mon prochain post sur ce blog.

Remarques de Laurent Lewy

C'est un curieux mélange de réflexions stimulantes et d'impasses manifestes que propose Jean-Luc Mélenchon sur son blog. Une réflexion assurément « sérieuse » en ce sens que, au delà des « petites phrases » dont il est coutumier et d'un choix de vocabulaire discutable – et qu'il faudra bien discuter – il donne le fond d'une ligne théorique cohérente, ouvrant la possibilité d'une discussion sur le fond.

Mettons d'abord de côté cette question de vocabulaire : « eurocrates », « oligarchie », « castes dirigeantes », « les élites », « dégagisme », « tambouille »... Il est difficile de ne pas voir comment ces mots, surtout lorsqu'ils prétendent s'intégrer à un système conceptuel cohérent et se substituer au vocabulaire classique (lequel n'a rien de sacré et peut bien sûr être retravaillé, enrichi, rafraîchi, etc.), portent une analyse défectueuse assez éloignée d'une pensée dont l'objet serait de favoriser la conscience claire des enjeux politiques du moment. Que l'on évoque à propos de la révolution russe une « dynamique dégagiste » ou le refus de la « tambouille », donnant à ces mots une portée intemporelle et générale, est assez significatif d'une démarche outrageusement simplificatrice, qui n'aide ni à comprendre ce qu'a pu être et ne pas être cette révolution, ni à donner un sens précis à l'usage de ces termes dans les analyses de la situation actuelle ou dans les discussions politiques d'aujourd'hui. Loin d'ouvrir les horizons de la pensée politique, ces abus de langage tendent à la refermer.

L'utilisation accessoire dans le texte de la formule de « classes sociales dominantes » se trouve noyée dans d'autres, si bien que l'on en oublierait que ces « classes » sont celles qui dominent le système capitaliste (qui n'est ni nommé ni évoqué sous une autre formulation désignant la même chose). L'impression d'ensemble – renforcée par d'autres propos du même auteur – serait que la domination est plus le fait d'un certain personnel idéologique, médiatique et politique, si bien que la question des rapports sociaux qu'il s'agit de dépasser est absente du texte, de même qu'est absent le type de société qu'il s'agit de construire : pas question de communs, de solidarité, d'appropriation sociale : tout se passe comme si la « révolution » dont il est question était strictement politique au sens le plus étroit du terme : « dégager » les personnels en place pour les remplacer par d'autres.

Mais – même si ce mot n'est pas spécifique aux politiques d'émancipation, au point que Macron en a fait le titre de son livre-programme – on ne peut que se féliciter de l'emploi du mot « révolution » (même sous les espèces d'une « révolution citoyenne » dont les contours sont explicités mais qui demeure problématique) dans ce texte. Et la vieille formule de Lénine, quittant un instant le « vieux monde » pour les besoins de la démonstration est la bienvenue, lorsqu'il décrit la situation révolutionnaire comme ce moment où « en haut on ne peut plus, en bas on ne veut plus ». Et Jean-Luc Mélenchon a sans doute raison de rappeler ce que l'on oublie trop facilement : dans une telle situation, les choses peuvent se bousculer, et un événement autrement anodin peut produire des conséquences incalculables – si bien qu'il appartient aux militant-e-s de l'émancipation (ce n'est pas comme ça qu'il le dit) doivent éviter d'être pris-es au dépourvu.

Jean-Luc Mélenchon distingue – et il a raison comme il a raison de préciser que cette distinction n'est que conceptuelle, quand dans la réalité des faits les processus peuvent être très imbriqués – une pars destruens et une pars construens dans tout processus révolutionnaire : ce qu'il appelle « processus destituant » et « processus constituant ».

Mais là commencent sans doute d'importants questionnements qui ne semblent pas être les siens : « Destituant » de quoi ? « Constituant » de quoi ? C'est là l'impasse essentielle de tout ce texte – et plus généralement de la pensée « populiste » dont il est un résumé partiel. Plus généralement, donc, de la pensée qui sous-tend la stratégie proposée.

De même quand Mélenchon remarque : « Car tous les régimes « démocratiques » de notre continent travaillent sous nos yeux ardemment à leur propre destruction. » On en sait pas bien de la destruction de quoi il est question, parce que la notion même de « régimes démocratiques » (la mise entre guillemets de l'adjectif n'y change rien : on comprend simplement qu'à juste titre, l'auteur conteste le caractère démocratique de ces régimes) fait l'impasse sur les intérêts qu'ils servent – sur les rapports de domination dont ils sont les instruments, peu important en effet le caractère plus ou moins démocratique de leur logique de fonctionnement. Par ailleurs – et il y a plus d'une formule en ce sens dans le texte – l'idée que le système peut s'effondrer sous le seul poids de ses contradictions, si elle est classique dans le « matérialisme historique » dont se réclame Mélenchon, n'est pas sans risque d'interprétations plus ou moins mécanistes, dans lesquels on se plaît à prendre ses propres désirs pour des réalités. Mais au moins, même dans ces limites et ces risques messianistes, la thèse « marxiste » classique évoquait-elle les contradictions du capital lui-même, considéré comme un rapport social, et non les contradictions du seul système politique. La formule « Ils sont donc condamnés à creuser avec enthousiasme la fosse commune de l’Histoire dans laquelle finit toujours ce genre d’obstination » est ainsi doublement discutable. Et l'on comprend que l'objectif que se fixe Jean-Luc Mélenchon – et qu'il assigne à la France Insoumise – puisse être résumé à « être le recours politique ».

On ne fera pas pour autant grief à Mélenchon de passer ici totalement sous la table la nécessité des luttes sociales, puisqu'au contraire il y insiste – même si c'est dans des termes et dans une perspective qu'il convient de critiquer. Une des conditions qu'il met à ce que la FI devienne ce « recours politique » est en effet « être actifs et reconnus légitime dans les luttes populaires contre le système, ses politiques, ses représentants ». Mais là encore, il aurait été bon de préciser, si l'on voulait éviter les plus dramatiques confusions, ce que l'on appelle « le système ». Or, l'expression « il faut se trouver distinctement hors du champ des collusions avec ce système » est explicitée immédiatement par l'appel à une « rupture totale avec tous les partis du système des traités européens ». On comprend, à placer à ce seul niveau le critère absolu de toute politique de rassemblement et de toute lutte unitaire, l'absence de toute évocation de la solidarité, des communs, ou de l'appropriation sociale : ce n'est simplement pas le sujet.

Phase destituante, donc, et phase constituante. La première se résume en mot d'ordre dont Jean-Luc Mélenchon voudrait qu'il s'impose « comme motif exclusif » (la formule est forte!), et qui est celui du « dégagisme », quelle que soit la façon dont il se formule. Et à qui s'applique ce « dégagisme » ? Là aussi, le leader – et avec ce texte le théoricien – de La France Insoumise est très clair : « Il est vain de croire que cette injonction serait réservée aux seuls puissants du moment. Elle frappe tout le champ politique et social. La délégitimation est générale ». Sont visés les « pouvoirs constitués » et les « institutions de la société ». Il a donc beau dire que ce qui est en cause, comme processus et actions politiques, n'est « pas seulement les élections elles-mêmes, mais tout l’arc des moyens par lesquels la société exprime ses attentes et ses certitudes », on demeure dans les cadres étroitement politiques, au « champ politique » dont Bourdieu a montré qu'il s'identifie en définitive au « microcosme » politique – dont l'aspect électoral est essentiel quand bien même on reconnaît à juste titre qu'il n'est pas unique – qui s'identifie à un groupe de personnes. Le « vieux monde » qu'il faut « dégager », ce sont les cadres dirigeants, pas les structures sociales du système économique et politique : tout au plus ses structures institutionnelles. La question de savoir sous quelle hégémonie, dans quelles directions, dans quelles perspectives autres que de personnel gouvernemental et d'institutions, ne sera pas posée.

Jean-Luc Mélenchon adresse à son public une mise en garde importante : « Si la société n’est pas capable d’enfanter un fonctionnement alternatif, alors le processus destituant ne produira qu’une demande de retour à l’ordre. » Mais l'antidote qu'il propose à ce risque – dans la logique et comme conséquence des limites de sa critique du « système » – est assez pauvre. Il tient dans la définition donnée à la « stratégie fondamentale de la révolution citoyenne » : « Il s’agit de la revendication, puis de la convocation, et la tenue d’une Assemblée constituante » Voilà donc la question de la révolution ramenée à celle des institutions. Or, si cette dernière ne doit bien sûr pas être évacuée, en faire le centre de la politique, c'est refuser à l'avance que l'objectif des luttes politiques d'émancipation soit le dépassement d'un système social – qui n'est pas simplement une architecture juridique, mais un ensemble de rapports sociaux. Jean-Luc Mélenchon est sur ce point très explicite dans sa conclusion même :

 

« Car la définition en commun des règles de vie produit à la fois les droits de chacun et du coup le devoir de tous les autres de les respecter. Et par là-même est atteint un premier résultat : le consentement à l’ordre, celui que vient d’instituer l’Assemblée constituante. Cela opère un tri démocratique entre ceux qui le soutiennent et ceux qui veulent le changer. L’arc des possibles se dessinent sous les yeux de chacun, la phase destituante négative est close. »

Close.

Prétendre – sans même donner d'indication sur ce que devraient être les institutions en cause – que « en devenant constituant, le peuple s’institue lui-même », si bien que « la stratégie de la Constituante est donc celle qui produit en même temps qu’un nouvel ordre son acteur politique : le peuple révolutionnaire constituant », c'est faire passer la révolution à côté des structures non juridiques de la société, comme si les luttes de classes étaient d'abord et avant tout des luttes sur la méthodologie et les formes du pouvoir. Il y a eu à l'origine de la quatrième république une assemblée constituante, et le projet de constitution qu'elle avait élaboré a été rejeté par référendum, ce qui l'a conduit à reprendre sa copie. Ce n'est pas d'un tel processus que pouvait résulter une révolution sociale.

Notre auteur peut bien évoquer de façon toute formelle, en se réclamant du « matérialisme historique » que « les contradictions internes du mode de production, de consommation, et d’échange » en y ajoutant à juste raison « la limite des capacités de la nature à le supporter », il est clair que la « stratégie de la révolution citoyenne » qu'il propose n'en tient aucun compte.

 

 

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