Pourquoi et comment annuler la dette des États européens ? par J.L.Mélenchon
Annuler la dette publique des États pour leur redonner une capacité d’intervention comme investisseur, est-ce possible ? Comment se déroulerait une telle opération ? Puisque nous défendons cette thèse, je me propose de l’exposer plus en détail. Avant de le faire, je fournis quelques considérations générales à propos de la dette dont j’espère qu’elles éclairent mon propos ensuite. Je dois cependant prévenir : tout ce qui est proposé ici reste dans le cadre des traités européens et des lois en vigueur. Cela ne veut pas dire que je les approuve, ni que je les crois indépassables. Tout au contraire. Mais notre proposition est un plan d’urgence. Il veut éviter les discussions de principe qui clivent ou buttent sur la seule force d’inertie des récalcitrants au gouvernement allemand ou des Pays-Bas. Bon, j’expose. D’abord une balade dans les mots en circulation à propos de la dette.
À propos des dettes
Peu de gens le savent parce qu’ils n’en entendent jamais parler. Mais la dette publique des États est moins importante que la dette privée. Cela se vérifie dans chaque pays, dans l’Union européenne et d’une façon générale dans le monde. Cette dette est évidemment la plus incertaine car les débiteurs peuvent disparaitre d’un jour sur l’autre par la faillite ou la mort. D’énormes secteurs de dettes privées sont ainsi à la merci de n’importe quel évènement privé parfois minuscule. Ce fut le cas des dettes immobilières en subprime aux États-Unis : un divorce raté de trop ruina d’un coup de longues chaînes de gens, par centaines de milliards comme par un effet de boule de neige. Idem pour la dette des étudiants qui reste une bombe à retardement aux USA.
Pourtant, c’est à l’État que les libéraux font leur reproche. Les arguments pleuvent. Les libéraux reprochent par exemple à la dette des États de peser sur le marché financier et de faire monter les taux pour l’emprunt et l’investissement privé. Ils lui reprochent de générer des remboursements qui créent des impôts, ce qu’ils ont en horreur. En effet ils pensent que l’argent privé doit rester dans les mains des « investisseurs » privés, plutôt qu’en impôts utilisés par l’État. Pour eux l’argent est toujours mieux utilisé et placé par le privé et plus efficacement que par le public. Pour finir, ils répandent le bruit, rabâché sur les plateaux de télé, qu’à partir d’un certain niveau, la dette publique étouffe l’économie. Par exemple on entend dire régulièrement qu’au-delà de 100% de dette par rapport à la richesse produite pendant un an (PIB) par le pays c’est la catastrophe. Cela n’a jamais été prouvé. Mais par contre on connaît au moins un pays endetté à plus de 200 % et qui n’en est pourtant loin d’en être mort : le Japon.
Comment évaluer le « poids » de la dette ?
Pour ce qui est de l’activité réelle, une dette c’est juste un bout de papier. En vérité le plus important ce n’est pas le montant de la dette mais ce qu’elle coûte chaque année en remboursement effectif. Et cela dépend des taux d’intérêt auquel l’argent est prêté à l’État qui emprunte. Ce n’est pas une mince affaire. Il y a des fois des grosses surprises qui vont contre l’intuition. Par exemple vous pensez que plus on doit d’argent plus on paie d’intérêt ? Faux. Pas tout le temps. La France, endettée pour un montant égal à 100% de la richesse qu’elle produit chaque année paie 40 milliards d’intérêt sur sa dette publique cette année. C’est moins que quand elle n’était endettée qu’à 80 % mais où elle payait 45 milliards. Tout simplement parce que le taux d’intérêt était plus élevé. Entre temps, elle a financé les titres parvenus à terme avec des emprunts moins chers. Je sais que ces explications donnent déjà un peu le tournis. Mais ce n’est pas fini.
Vous venez de lire à plusieurs reprises que l’on comparait le montant de la dette de l’État à « la richesse produite pendant une année (PIB) par le pays ». Cette façon d’évaluer l’impact de la dette est une opération qui se situe entre la mauvaise plaisanterie et le tour de magie. Mauvaise plaisanterie : pourquoi rapporter le montant d’une dette sur année alors qu’elle doit être remboursée en moyenne en huit ans ? Pourquoi comparer à toute la richesse produite pendant un an alors que celle-ci ne sera jamais disponible pour servir à payer de la dette. En effet une partie est consommée sur le champ et l’autre n’appartient pas à l’État. C’est peut-être pour avoir une idée de la capacité de l’emprunteur ? Bizarre. C’est le moment du tour de magie. Admettons qu’on veuille quand même pouvoir évaluer la capacité de l’emprunteur à payer. Mais alors, pourquoi ne tenir aucun compte du patrimoine accumulé par l’État pour évaluer sa fiabilité d’emprunteur ? Et pourquoi ne tenir aucun compte du fait que l’État emprunteur et la Nation ne pouvant être séparés il n’y a aucune probabilité pour que celui-ci disparaisse dans le cours d’une année ?
Voulez-vous mieux comprendre l’absurdité d’une évaluation du poids de la dette par rapport à un an de production ? Demandez-vous ce que représente votre dette pour acheter votre voiture ou votre maison comparée à ce que vous gagnez dans une année ! C’est évidemment un calcul sans objet ou bien juste pour se faire peur inutilement. Personne ne rembourse ce qu’il doit en un an. C’est même parce qu’on ne le peut pas qu’on emprunte ! Car sinon ? On l’économiserait et on paierait comptant l’année suivante… Enfin pourquoi prendre comme repère le montant total de ce qui est dû plutôt que ce qu’il en coûte en remboursement dans l’année ? Bref, pourquoi ne jamais calculer à partir du poids du service de la dette ? La France a produit 2353 milliards d’euros en 2018. Sa dette représentait alors 98,4% de la richesse produite en un an. Le chiffre est destiné à faire peur. Mais la durée moyenne de remboursement des titres de dette est de 8 ans, je l’ai dit. Certains titres sont même de 50 ans. Mais si on rapporte cette dette à sa durée de huit ans, elle ne représente plus que 12% de la richesse produite pendant la même période. Cette même année 2018, le service de la dette coûtait 42 milliards au budget de l’État. Soit 5 % de la richesse produite. Vous aimeriez bien que votre emprunt vous coûte seulement 5 % de vos revenus annuels, non ?
Un circuit absurde mais lucratif
De tout cela, il faut retenir que la dette est surtout une rente pour les banques qui sont les seules auprès de qui l’État peut se tourner pour emprunter. En effet dans le cadre des traités européens la Banque centrale européenne n’est pas autorisée à prêter directement aux États. Les États empruntent au banques privées aux taux « du marché » c’est-à-dire en fonction de paramètres aussi scientifiques que les notes des agences de notation ou le nombre de demandeurs d’emprunts… Pour autant la BCE a le droit de racheter aux banques privées des titres de dettes publiques qu’elles auraient achetés. Si elles veulent bien les lui vendre. Car figurez-vous qu’elles n’aiment guère le faire. C’est bizarre, n’est-ce pas ? On a pu le constater à chaque programme d’achat de la BCE ! Ce qui prouve que les banques ne croient pas à la propagande des libéraux et au sous-entendu catastrophiste du mode de calcul que j’ai évoqué. Les banques savent qu’un titre d’État, même peu rémunéré c’est du sérieux qui ne se perd jamais !
Le résultat de ce circuit est désolant. La BCE avance de l’argent frais aux banques privées contre des titres d’État et leur demande d’investir. Celles-ci ne le font pas. Elles prennent l’argent et le placent dans la sphère financière. Et personne n’en voit la couleur dans la production réelle de biens. De cette façon, la BCE a prêté l’équivalent de la richesse produite par la France en un an aux banques privées à coup de 85 milliards par mois. Disparus ! Et même pas un point d’inflation supplémentaire comme espéré par les économistes centraux. Tout cet argent aurait pu se transformer en hôpitaux, en lignes de chemin de fer, en installation d’énergies alternatives. Il s’est mué en réserve pour les banques ou en spéculation dans la bulle financière.
Ce circuit peut être qualifié d’odieux. Il consiste en un pur parasitisme bancaire sur l’économie réelle et les producteurs alors même que les banques ne rendent aucun service à l’économie concrète. Il peut être qualifié d’odieux aussi a cause de son origine. Car il n’est pas vrai que l’État vive « au-dessus de ses moyens » ! Ce sont les riches qui sont au-dessus de nos moyens. Depuis 2004, ils ont bénéficié de 240 milliards d’impôts supprimés si j’additionne une liste d’impôts spectaculaires comme le « bouclier fiscal » ou les baisses et suppression d’ISF ou encore les mesures « pour les entreprises » qu’on retrouve ensuite en argent frais payé en dividendes. Sans parler des effets boule de neige de politiques désastreuses comme celle qui a conduit à suivre la hausse des taux d’intérêts allemands, sans raison pour la France. Tout ça pour respecter les consignes du « serpent monétaire européen » de l’époque qui liait les monnaies les unes aux autres pour préparer la naissance de l’Euro. L’audit citoyen de la dette a montré que cela avait couté 500 milliards d’euros à la France par effet boule de neige ! Pour ne rien dire des 600 milliards d’euros de dette supplémentaires générés sous la présidence de Nicolas Sarkozy par le plan de sauvetage des banques en 2008 ! Les historiens de la dette gardent un souvenir ému du désastreux emprunt Balladur qui coûta plus qu’il ne rapporta. Et un souvenir encore plus affligé de l’emprunt Giscard lié au cours de l’or juste avant que celui-ci ne s’envole !
Retrouver le magot
Vous savez donc que la BCE peut détenir des titres d’État alors même qu’elle n’a pas le droit de prêter directement aux États. Vous savez pourquoi et comment ça se passe. N’oubliez pas de noter un point qui a son importance : une fois qu’elle possède des titres des États la BCE perçoit donc les intérêts qui vont avec. Mais oui ! Elle ne peut pas prêter d’argent aux États mais elle a le droit et le devoir de toucher le paiement par les États des intérêts d’emprunts contractés auprès des banques privées et… au tarif fixé par ces dernières. C’est ainsi que l’essentiel de la dette ruineuse de la Grèce s’est retrouvé dans les coffres de la BCE qui encaissait chaque année 9 milliards d’euros prélevés à grand coup de plans d’austérité sur ces malheureux Grecs !
Cette usine à gaz c’est l’Union Européenne et les traités qui la constituent ! Résultat : la BCE a 45% de son bilan (sa richesse) fait de titres d’emprunts d’États rachetés aux banques privées. Et cette masse représente en moyenne 20 % des dettes des États eux-mêmes ! Pour la France, c’est 18% de ce qu’elle doit ! Oui, la BCE possède 18% des dettes de la France alors qu’elle ne lui a pas prêté un centime d’euro !
La petite annulation de la dette
L’idée que nous proposons se déroule en deux temps. Premier temps : la « petite annulation ». Il s’agit de commencer par transformer ces titres déjà acquis par le BCE. Pas besoin de changer les traités européens pour ça. Les actionnaires de la BCE, les États membres et, en l’occurrence, les gouverneurs des banques centrales nationales peuvent prendre la décision : tous ces titres de dette quelle que soit leur date d’échéance sont transformé en titre « perpétuel ». À taux d’intérêt nul. Cela revient pour la France à voir effacer toutes les dettes résultant de l’épisode coronavirus. Avantage pour la BCE : son bilan n’est pas privé de la valeur des titres de dettes. Elle ne se fait pas spolier. Comme il s’agit de titre qu’elle possède déjà, aucun « investisseur » privé n’est spolié non plus.
Que deviennent ces titres « perpétuels » ? Commençons par le mot. S’il fait peur on peut dire « titre à cent ans ». Ce qui revient au même. Il en existe déjà. J’ai noté entre les lignes du gouverneur de la banque de France au JDD qui se demande s’il « ne faudra pas allonger dans le temps la durée des dettes ». Vocabulaire feutré de banquier. Cela veut dire « restructurer » la dette. Bref c’est le scénario de la petite annulation qui se dessine. Remarque au passage : la dette des États est déjà perpétuelle, elle, car ils ne la remboursent jamais ! Ils réempruntent pour la payer ! Ce qui est perpétuel, alors, c’est l’enrichissement sans cause des banques privées. Autre petite remarque. La transformation de la dette des États en dette perpétuelle a aussi un avantage pour le système bancaire en général. En effet, les États peuvent être considérés comme davantage solvables puisque moins endettés. Coût de l’opération : 0 euros pour qui que ce soit. Et bien sûr à taux nuls (alors que les taux actuels sont négatifs) la dette fond au rythme de l’inflation ! Sans douleur. Sans banqueroute. Sans hyper-inflation. Sans guerre.
La grande annulation de la dette des États
J’en viens à la deuxième étape. Il s’agirait dans les mêmes conditions de transformer la totalité du stock de dettes publiques en dette perpétuelle. On a compris le mécanisme. Je vais lister à présent les avantages. Le premier vaut pour tout le monde. À la sortie de la crise, les États vont devoir payer leurs dettes et en faire de nouvelles pour financer « la relance ». Quand tout le monde veut acheter la même chose et qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde, on connaît le résultat : les prix augmentent. Ici, ce seront les taux d’intérêts. Est-ce raisonnable de rendre l’argent plus cher quand on veut relancer ? Deuxième avantage, une fois soulagé de la dette, on peut planifier la redéfinition de la façon de produire et d’échanger, de l’énergie, des infrastructures publiques et ainsi de suite. Et on peut réemprunter. Pour la France, en partant d’une telle annulation globale, tout en restant dans les clous des traités européens, c’est-à-dire avec un plafond de 60% du PIB, cela donnerait 1380 milliards de capacité d’emprunt. Il ne sera pas nécessaire d’aller en chercher autant d’un coup. Non seulement parce qu’on ne saurait pas les dépenser en rythme mais surtout parce que le plan de financement de la France peut passer par d’autres canaux. Je rappelle que si on supprimait l’avantage fiscal sur les investissements hors de France de l’assurance vie pour ne le maintenir que sur l’investissement en France, on disposerait de 750 milliards à investir. À quoi on rajoutera les 400 milliards des livrets A. Encore, donc 1300 milliards. Total : plus d’une une année de production d’avance, rien qu’avec cela, sans rien changer ou presque aux règles européennes existantes et au système français actuel.
Évidemment tous ces calculs sont fait « à la louche » comme on dit. Mais ils sont documentés. Et, d’ailleurs, la méthode est déjà mise en œuvre ailleurs. La banque centrale des USA a racheté la totalité des dettes du pays, dettes publiques et dettes privées. C’est inouï mais c’est vrai. Le bilan de la cette banque a donc doublé en une nuit. Il s’agit d’un bond incroyable de la dette de l’État le plus endetté du monde. Les USA doivent déjà 23 000 milliards de dollars, soit 27 % de toute la richesse du monde, et plus que la valeur de tout le commerce mondial. Ça ne les a pas paralysés. Pendant ce temps, l’Union européenne a décidé de faire un super plan de relance de… 545 milliards d’euros. Lamentable. Et encore pire : la plupart de cette somme est faite de reports de paiements et de garanties d’emprunts. Mettons cette somme en regard du PIB des pays de l’Union européenne : 12 000 milliards par an ! En toute hypothèse ces 545 milliards c’est à peine le quart du plan de financement qu’avait réalisé la BCE au cours des mois précédents. Et c’est à peine plus que les 400 milliards du « grand plan de relance » de Juncker en 2014 alors que la croissance stagnait. Cette fois-ci, la récession est de 9 à 10 points pour la seule Allemagne !
Autant le dire clair : la crise sociale va etre terrible
Si l’économie productive n’est pas réanimée, le choc de la récession va détruire des millions d’emplois dans le monde, désorganisant les chaînes longues d’interdépendances des capacités productives. À conditions et méthodes capitalistes égales, la violence du choc économique va donc avoir un impact social de très grande magnitude. Ce qui s’est toujours traduit dans l’Histoire par de grosses secousses politiques. Je ne développe pas ici. Je veux attirer l’attention sur autre chose. Les observateurs sans naïveté savent que la compétition pour que la sortie de crise donne un avantage comparatif est commencée. C’est dire l’état d’esprit qui règne. La date de sortie de confinement des Allemands en est une illustration des plus criantes. Il faut donc tenter deux opérations en même temps : retrouver du crédit en grande quantité et faire bifurquer le modèle de production pour écologiser et relocaliser les appareils de production pour réduire les bien trop longues chaînes d’interdépendance qui les constituent d’un bout à l’autre de la planète. Le contexte aura été utile si nous le faisons car il n’y a pas de meilleure préparation aux chocs qui vont suivre : celui d’autres épidémies désormais certaines, et celui du changement climatique. Sinon, souvenons nous que des deux précédentes impasses de l’économie capitaliste mondiale sont sorti deux guerres mondiales qui ont failli emporter la civilisation humaine.