Les idéologies rétrogrades doivent être combattues sur le terrain politique. En tretien avec Anicet Le Pors
Anicet Le Pors, ancien ministre de la Fonction publique (de 1981 à 1984) et ex membre de la direction du PCF, est interviewé pour le journal Liberté Hebdo sur les questions que soulève l’assassinat horrible d’un enseignant par un fanatique religieux dans le contexte d’une France fondamentalement laïque. Il vient notamment de publier un livre, « La Trace » (La Dispute), où il consacre un chapitre à la laïcité.
L’assassinat de Samuel Paty est-il un échec de la laïcité ?
A. Le Pors : Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, tout le monde est encore dans l’émotion. Ce n’est pas propice à une réflexion rationnelle approfondie de la laïcité. Cela dit il faudra entreprendre rapidement une analyse critique de la situation et de la façon dont les autorités publiques, les juridictions et les forces de la cause laïque ont mis en œuvre ce principe pierre angulaire de notre République.
Dans votre livre, vous écrivez que le mouvement de sécularisation dans l’organisation des sociétés en longue période apparait fondamental.
A. Le Pors : En effet, sur le très long terme, nous sommes en France (mais aussi dans le monde) dans un processus de sécularisation du pouvoir politique. Dès la fin du Moyen-Age, le roi est de moins en moins roi « par la grâce de Dieu », mais en raison de son autorité propre. Puis l’appareil d’État s’autonomise en se séparant de la personne du roi. La Révolution française instaure la constitution civile du clergé et confisque ses biens. Enfin, le XIXème siècle aboutit aux grandes lois des années 1880 puis à la loi sur la séparation de l’Église et de l’État de 1905. Avec des inégalités, le mouvement s’est poursuivi jusqu’à nos jours et notre constitution dispose que la France est une République « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La violence de l’intégrisme religieux d’aujourd’hui peut ainsi être analysée comme une résistance radicale à cette tendance lourde.
Or, nous sommes aujourd’hui confrontés à l’intégrisme religieux et à la montée en puissance de l’islamisme. N’est-ce pas paradoxal ?
A. Le Pors : La question centrale est la suivante : qui fonde les règles de la cohésion sociale ? Dans notre République ce n’est ni la fatalité, ni une quelconque « loi naturelle », ni une transcendance d’aucune sorte. Ce sont les citoyens et les citoyennes de la nation souveraine et c’est le principe de laïcité qui le leur permet dans le respect de la liberté d’opinion de chacune et de chacun et la neutralité de l’État. La question a donné lieu à une vive confrontation avec l’Église catholique dans le passé et il subsiste des contentieux. C’est aujourd’hui face à l’islamisme, notamment sous sa forme intégriste, que le principe de laïcité doit s’imposer par l’éducation et le débat, en sollicitant l’esprit critique et la tolérance.
Si je vous entends, il y a lieu d’être optimiste ?
A. Le Pors : Sur le long terme je le suis, car je pense que la raison finira par l’emporter sur l’ignorance et la brutalité. Pour cela il faut repartir des fondamentaux. Ainsi de l’article 10 de la Déclaration des droits de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Mais aussi, à égalité, les deux premiers articles de la loi du 9 décembre 1905 :
Art. 1er « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes (…) »,
et
Art.2 : « La République ne reconnait, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (…) ».
Dans la pratique, en France, ce deuxième principe de neutralité de l’État est régulièrement sous-estimé voire délibérément ignoré. Il ne figure pas dans les traités de l’Union européenne, ni dans les textes internationaux qui ne retiennent que la liberté de conscience. La plupart des difficultés d’application du principe de laïcité résultent de la méconnaissance ou du non-respect de ces dispositions.
On parle beaucoup laïcité pour expliquer que le religieux doit demeurer dans la sphère privée. Mais il semble que la notion de laïcité ne soit pas claire pour tous. A droite par exemple, le groupe LR et centristes au Sénat veut faire inscrire dans la constitution que « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».
A. Le Pors : Les textes que j’ai cités sont plus clairs. Cette proposition est donc inutile.
Pourtant, nous traversons une période particulièrement trouble.
A. Le Pors : Au cours des dernières décennies, le principe de laïcité a été grandement malmené et je vois là une cause essentielle de nos difficultés présentes. D’abord au sommet de l’État lorsqu’en 2007, Nicolas Sarkozy déclare à Latran que « L’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, car il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance ». Puis la présence du Premier ministre Manuel Valls qui, à Rome, reprend le même thème aux cérémonies de béatification de Jean Paul II et de Jean XXIII, puis François Hollande qui limite expressément la laïcité à la liberté de conscience « donc de religion ». Enfin, Emmanuel Macron dans un discours au collège des Bernardins déclare en 2018 vouloir réparer le « lien abimé » entre l’État et l’Église. Ensuite, on a observé de fortes tergiversations des juridictions aussi bien judiciaires (affaire Baby-Loup) qu’administrative, rendant des décisions et des avis parfois contradictoires ou faisant preuve d’atermoiements. Enfin, le camp laïque a exposé une grande confusion, une irrésolution et parfois des complaisances.
Si les choses ne sont pas claires à un tel niveau, elles ne peuvent l’être dans l’opinion publique, dites-vous dans votre livre.
A. Le Pors : Comment pourrait-il en être autrement si les principaux responsables sont défaillants ? Il faut reprendre le combat pour la laïcité. On ne saurait se résigner à considérer comme définitives les dérogations et les dénaturations qui lui ont été portées. Ainsi, pour ma part, je pense qu’il faudrait mettre fin au concordat concernant l’Alsace-Moselle même s’il faut réaliser cette suppression sur deux ou trois décennies, appliquer une neutralité stricte dans les services publics, supprimer la confusion fréquente entre le culturel et le cultuel, réaliser le grand service public unifié de l’éducation nationale et réorienter les financements en sa faveur, etc. Mais on ne saurait réussir sans progresser dans tous les aspects de la citoyenneté (principes, exercice, dynamique) dont je considère qu’elle est le véritable paradigme de la recomposition politique après l’affaissement des idéologies messianniques, et afin de conjurer les idéologies de substitution qui prolifèrent.
Que pensez-vous de l’arsenal législatif en faveur de la laïcité et contre le communautarisme ?
Il résulte de ce qui précède que je considère que ce n’est pas la bonne voie. On doit combattre une idéologie obscurantiste par une idéologie émancipatrice traduite dans une politique lucide et courageuse.
Propos recueillis par Philippe Allienne
Le 23 octobre 2020
Interview publié par Liberté Hebdo