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Publié par Pour une vraie gauche à Lannion

Les luttes de classes en France au XXIe siècle

Emmanuel Todd (avec la collaboration de Baptiste Touverey)

Seuil, Paris, 2020, 384 pages, 22 euros.

Comment la France en est arrivée à l'immobilisme politique

L’historien et anthropologue Emmanuel Todd présente une œuvre originale et dense, près de vingt titres qui vont de La Chute finale (1976) à Où en sommes-nous ? (2017), alternant ouvrages « savants » et essais de circonstance, plus ancrés dans l’histoire immédiate, plus polémiques aussi.

Son nouvel ouvrage, La Lutte des classes en France au XXIe siècle (Seuil, 2020, 365 pages, 22€) appartient à la seconde catégorie, avec une ironie ravageuse mais aussi des intuitions fulgurantes qui stimulent et donnent à réfléchir. Attention, c’est aussi son ouvrage le plus pessimiste car il montre la France comme « un monde en contraction » (page 119). Âmes sensibles s’abstenir...

https://www.herodote.net/Comment_la_France_en_est_arrivee_a_l_immobilisme_politique-article-2628.php

 

Le titre est un clin d’œil à l’économiste Thomas Piketty et à son Capital au XXIe siècle (2013), qui s’est acquis un succès inattendu aux États-Unis, ainsi qu’à Karl Marx, auteur du Capital (1867) mais aussi de deux opuscules de jeunesse sur la situation politique en France : Les Luttes de classes en France (1850) et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1851),  en référence à l’échec de la révolution de février 1848 et à la prise de pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte (Napoléon III).

Sans être marxiste pour autant, l’auteur s’est réjoui de trouver chez Marx un écho de la crise que vit aujourd’hui la France. Il s’en est servi pour tenter de comprendre pourquoi l’euro est aujourd’hui plébiscité par quasiment toute la société française, alors que lui-même avait cru son rejet inévitable, au vu de ses effets mortifères sur la société française.

Il voit l’origine de ce paradoxe dans une désorganisation progressive de la société française qui a fini par briser ses ressorts. Cette désorganisation transparaît dans  la rupture économique des vingt dernières années (désindustrialisation, appauvrissement…) mais aussi dans la rupture éducative (chute générale du niveau d’instruction) et dans la rupture démographique (chute de la fécondité, fin de la diversité anthropologique des régions françaises, choc migratoire) (note).

Emmanuel Todd conclut à une défaite historique. « À l’heure actuelle, la défaite se manifeste, pour les classes populaires, par une baisse du niveau de vie et une disparition de toute capacité à influer sur la décision politique. Nous courons, depuis le milieu des années 1980, de micro-défaite en micro-défaite, processus cumulatif qui nous a menés là où nous en sommes : à une absence totale de perspective historique positive » (page119). Il espère toutefois en un sursaut et en voit les prémices dans l’irruption, avec les Gilets jaunes, d’un nouveau prolétariat conscient de la violence qui lui est faite.

 

 

 

https://youtu.be/4VzBTCM5zNw

 

Euro : une popularité paradoxale

Depuis 1995, l’anthropologue n’a eu de cesse de prédire la faillite de la monnaie unique car il lui paraissait impossible que des peuples aussi différents que les Français et les Allemands puissent s’accorder sur des objectifs économiques et monétaires communs. « Si l’on pense que l’économie est tout, on peut s’imaginer qu’en instaurant l’euro les peuples d’Europe, par la puissance magique de la monnaie, ne vont bientôt plus en faire qu’un. Mais si l’on est anthropologue, on connaît la puissance des déterminations inconscientes et les raisons de la persistance des nations. Et l’on comprend avec tristesse l’échec effroyable de l’euro, pourquoi l’unification monétaire, en propulsant des sociétés différentes les unes contre les autres, a accentué les divergences » (page 94).

De fait, contrairement aux promesses de ses concepteurs, l’euro a conduit depuis 2008 à une exacerbation des tensions entre les États européens et à une divergence des économies, l’ancienne « zone mark » prenant le pas sur les pays du « Club Med ». Pire encore, l’euro a conduit tous les gouvernants français à renoncer à une ligne politique autonome : « Depuis 1999 particulièrement, parce que la France n’est plus maîtresse de sa monnaie et prisonnière d’une gestion de l’euro inadaptée à son économie, cette ligne consiste à ne voir de solution que dans la flexibilisation du marché du travail. Macron, qui s’était présenté comme le candidat de la rupture avec le monde ancien, n’incarne que la forme hystérisée, finale, de cet immobilisme » (page 24).

Quel souffle ! Et quel panache !… Contre l’Insee, les premiers chapitres décrivent une société française « dominée statistiquement par des classes moyennes atomisées et appauvries » ; contre les tenants du mérite, l’auteur déplore une extension de l’éducation supérieure qui permet surtout aux diplômés de ne plus vivre qu’entre eux. Plus politique, la deuxième partie, à la manière du Karl Marx des Luttes de classes en France ou du 18 Brumaire, propose « un examen de l’histoire absurde qui s’est faite de 1992 à 2018, véritable comédie jouée, à leur insu peut-être, par les politiques et par les citoyens ». Une double approche pour expliquer l’acceptation de l’euro malgré son échec économique. Pour comprendre aussi le cycle de lutte des classes qui se serait ouvert avec le mouvement des « gilets jaunes », ce « Mai 68 de la baisse du niveau de vie ».

https://journals.openedition.org/chrhc/15012

 

Emmanuel Todd est souvent présenté comme un politologue, un démographe, un statisticien, voire un prophète, depuis son anticipation de l’effondrement soviétique en 1976 dans La Chute finale (Plon). Curieusement, il est plus rarement présenté comme un historien, alors qu’il s’agit de sa formation initiale, couronnée par un doctorat à Cambridge, dans le sillage de Peter Laslett, pionnier des nouvelles études sur les structures familiales. Or, le dernier livre d’Emmanuel Todd intéresse au premier chef les historiens, pour deux raisons qui ne sont pas sans rappeler les différents temps braudéliens. En effet, le livre se présente d’abord comme un essai d’« histoire-problème », sur la période récente qui court du Traité de Maastricht en 1992 jusqu’à la crise des gilets jaunes. Le problème est le suivant : comment expliquer que l’euro et le carcan européen ne soient pas l’objet d’un rejet massif de la population, alors que leur échec est patent ? Comment comprendre une société qui ne remet plus en cause les racines de son mal-être, mais se montre inflammable à la moindre injustice ? La première partie est consacrée à une analyse de la société française, fondée sur une étude des données les plus récentes. Comme souvent, Emmanuel Todd déniche des études trop peu médiatisées et en tire des conclusions qui vont à rebours des consensus du moment. Ainsi met-il en évidence la paupérisation générale de la société française, masquée par un appareil statistique aveugle aux inflexions profondes du niveau de vie ; la baisse générale du niveau scolaire et le déplacement social de l’intelligence, avec des élites surdiplômées mais d’un conformisme mortifère, et une dissémination de la créativité dans les différentes couches sociales, par le biais de la généralisation de l’instruction secondaire et supérieure ; l’émergence d’une masse sociale atomisée dominée par une élite stato-financière « hors-sol », épaulée par une petite bourgeoisie CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures) caractérisée par sa fausse conscience de classe ; la crise d’une humanité qui, bien loin d’être augmentée par les artifices de la science moderne, est au contraire une humanité « diminuée », en proie à la fatigue d’être elle-même, libre mais impuissante, profondément résignée et qui n’attente même plus à ses jours, paralysée dans ses moindres velléités par des camisoles chimiques. Ce ne sont là que quelques traits saillants d’une analyse qui fourmille d’observations où il ne sera pas difficile de reconnaître notre environnement social, même quand certaines idées paraissent contre-intuitives au premier abord. Dans une deuxième partie, Emmanuel Todd retrace l’histoire politique de la France de cette période, soit l’enlisement de notre pays dans une comédie politique où tout le monde fait semblant de faire fonctionner une démocratie représentative moribonde, alors que plus personne n’est dupe de l’impuissance structurelle des États dans le cadre contraignant des politiques austéritaires européennes. La troisième partie analyse le moment actuel, macronien, et la crise des gilets jaunes comme l’aboutissement de cette séquence qui a vu périr la démocratie représentative et se développer jusqu’au paroxysme toutes les nuisances d’une aristocratie stato-financière passée en « mode aztèque », que l’on peut définir comme un sadisme sacrificiel qui n’épargne plus personne, ni le monde ouvrier en voie d’extinction ni la bourgeoisie CPIS, frappée à son tour par les réformes, dans son portefeuille comme dans sa fausse conscience d’elle-même.

2Mais si l’ouvrage offre une observation pénétrante de la crise actuelle, il représente également une inflexion majeure dans l’observation/réflexion d’Emmanuel Todd sur le temps long. L’analyse des données les plus récentes l’amène à conclure en effet sur l’effacement de la matrice anthropologique qui avait structuré l’évolution sociopolitique française depuis la Révolution. Il faut rappeler qu’Emmanuel Todd a bâti une œuvre majeure, fondée sur un modèle qui associe les grandes évolutions sociopolitiques aux structures anthropologiques fondamentales (les structures familiales et leurs expressions idéologiques inconscientes, dont la matrice religieuse). C’est à partir d’une intuition/observation fondatrice, la superposition des systèmes familiaux communautaires et des systèmes idéologiques communistes à l’échelle mondiale, que Todd a développé une grille de lecture de l’histoire de l’humanité qui a montré plus d’une fois sa dimension opératoire. Ainsi, la vie politique française a-t-elle longtemps été sous l’influence d’un système anthropologique opposant un centre précocement déchristianisé, révolutionnaire et républicain (le Bassin parisien et sa structure familiale nucléaire-égalitaire) et des périphéries réactionnaires à la déchristianisation plus tardive. Ces rappels étant faits, le tableau de la page 199 s’offre alors dans sa troublante beauté statistique. Il montre en effet les étapes de l’effacement de l’influence de cette matrice anthropologique, en déroulant les coefficients de corrélation entre la pratique religieuse vers 1960 et le vote de gauche lors les grands scrutins politiques de 1936 à 2017. On peut mesurer à quel point le vote de gauche a été corrélé négativement à la pratique religieuse jusqu’en 1981, avec des taux de corrélation allant de - 0,61 en 1936 à - 0,57 en 1981. Puis l’effacement est continu pour les scrutins présidentiels, pour atteindre le zéro parfait en 2007. Mais parallèlement à cette baisse progressive et continue du coefficient de corrélation associant pratique religieuse et vote à gauche lors des élections présidentielles, on constate des remontées de ce coefficient, dans le sens positif cette fois, lors de référendums majeurs. Le oui à Maastricht surtout fut corrélé à + 0,56 avec la pratique religieuse. Il y a eu comme une inversion du système républicain traditionnel. Les espaces périphériques les plus tardivement déchristianisés, traditionnellement réactionnaires et votant à droite, ont voté oui à Maastricht, mettant en évidence un système néorépublicain où les régions périphériques ont pris la main et expriment leur adhésion à un projet européen libéral et inégalitaire. La dernière expression de la matrice anthropologique sur les comportements collectifs en France a été mesurée par Emmanuel Todd lors des manifestations du 11 janvier 2015, suite à l’attentat contre Charlie Hebdo. La matrice anthropologique, forgée dans le noyau de l’histoire longue française, a exercé sa gravité/influence durant un temps fort long à l’échelle de l’observation sociale (grossièrement du Moyen Âge jusqu’au second septennat de François Mitterrand). Il semble désormais que cette force gravitationnelle ait achevé son processus d’effondrement. Les mouvements sociaux actuels ne peuvent plus être cartographiés selon cette grille d’analyse. C’est une France en voie d’homogénéisation qui affronte le moment macronien. À rebours des théories sur la fragmentation de la France, le modèle centre/périphérie s’est répandu de manière fractale sur l’ensemble du territoire, et c’est donc en termes de luttes de classes qu’il faut de nouveau envisager notre histoire.

3Incidemment, cette observation est le plus beau démenti que l’auteur puisse offrir à ses détracteurs qui ont voulu l’enfermer dans un « esprit de système ». Il a inlassablement développé sa réflexion sur un modèle qui lui est apparu il y plus de quarante ans maintenant, tant qu’il était observable dans les droites de régression linéaire. Mais c’est avec une absolue honnêteté intellectuelle, et une soumission aux faits non négociable, qu’il aborde une France de Macron et des gilets jaunes qui ne répond plus aux ondes gravitationnelles de sa matrice anthropologique.

4Pour qui veut comprendre le moment que nous vivons collectivement, l’essai d’Emmanuel Todd offre donc, comme à son habitude, une lecture d’une acuité irremplaçable, qui le replace dans une séquence plus longue qui débute avec Maastricht. Pour qui s’intéresse à l’histoire sur le temps long, ce livre ne révèle rien moins que l’effacement d’une matrice anthropologique qui, pour continuer à exercer son influence sur les grandes puissances, laisse aujourd’hui la France, petit pays en voie d’homogénéisation, dans un état d’apesanteur structurelle et de vide métaphysique, propice à toutes les luttes de classes et à toutes les aventures politiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Gabet, « Emmanuel Todd, Les Luttes de classes en France au XXIsiècle »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 147 | 2020, mis en ligne le 26 décembre 2020, consulté le 25 août 2021. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/15012 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.15012

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Auteur: Alain Gabet

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