LFI, son mode de fonctionnement et sa crise
Pour continuer un petit tour dans la gauche intéressons nous à LFI et à son mode de fonctionnement.
Voilà un petit texte clair et qui ne manque pas de clairvoyance! Son auteur un ancien communiste qui tient un blog passionnant.
Ce papier, peut-être le dernier de l’année 2022, sera largement consacré à cet étrange objet qu’est la « France Insoumise ». Je sais que certains de mes lecteurs me demanderont pourquoi je m’intéresse encore à cette secte, qui fait certes beaucoup de bruit mais dont la contribution passée ou prévisible à la résolution des problèmes du monde en général et de la France en particulier est limitée, et c’est un euphémisme. Je leur répondrai que LFI est à la fois une vitrine et un concentré des choix, des attitudes, des contradictions de nos classes intermédiaires et donc d’une partie dominante de nos élites politiques et médiatiques. Et à ce titre, un objet d’étude passionnant.
Prenons un exemple : ces derniers jours, les « jeunes insoumis.e.s » (sic) ont inventé quelque chose de véritablement original : la « grève du militantisme ». La décision du groupe parlementaire LFI de réintégrer Adrien Quatennens après quatre mois de purgatoire a poussé les « jeunes insoumis.e.s » (ré-sic) de Périgueux et de Bordeaux à prendre une terrible décision. Dans leur communiqué, après un rappel des faits et la dénonciation des dirigeants nationaux censés avoir jeté par-dessus bord les valeurs essentielles du mouvement, les jeunes en question annoncent leur décision : « les groupes Jeunes Insoumis.es suivants cessent dès à présent toute activité militante et ce, pour une durée indéterminée ». La grève du militantisme, en somme.
Imaginons un instant que demain une opportunité extraordinaire de faire avancer la révolution citoyenne se présente. Est-il concevable que ces militants disent « désolés, on ne peut pas faire la révolution, on est en grève » ? C’est clairement une absurdité. Un vrai militant n’est pas au service d’un dirigeant, ou même d’un Parti, mais au service d’une cause qui lui tient personnellement à cœur. Le militantisme, c’est l’engagement de travailler chaque fois qu’on le peut pour faire avancer un projet auquel vous croyez intimement. Pour un militant, faire la « grève du militantisme », c’est se tirer une balle dans le pied, c’est différer le triomphe de sa cause. C’est pourquoi l’idée même d’un militant « cessant toute activité militante » comme forme de protestation est aussi absurde que celle d’un croyant faisant la « grève de la prière ». S’il y a conflit avec un dirigeant, le militant peut protester publiquement, peut agir pour le faire remplacer, peut même changer de crémerie, mais « cesser l’activité militante » en signe de protestation ? C’est une complète absurdité…
u peut-être pas. Peut-être que ces « Jeunes Insoumis.e.s » ont une vision du militantisme très différente de la mienne. Peut-être pensent-ils qu’on ne milite pas au service d’une idée, d’un projet, d’une cause, mais au bénéfice d’une personne ou d’un groupe de personnes. Et dans ce cas, tout devient beaucoup plus cohérent. Si vos dirigeants sont les seuls bénéficiaires de votre action militante, cesser toute action devient un moyen de pression parfaitement logique pour obtenir d’eux qu’ils tiennent compte de votre avis.
Au détour d’une affaire somme toute mineure, on découvre un pan entier du rapport particulier qu’entretiennent les militants « insoumis » et leurs dirigeants. Loin de la logique des partis politiques dans lesquels les militants et les dirigeants par eux mandatés sont censés poursuivre les mêmes buts, chez les « insoumis » les dirigeants, qui n’ont aucun mandat des militants, apparaissent comme les principaux bénéficiaires de l’action militante. Et du coup, dans un mouvement totalement verrouillé et sans institutions démocratiques internes qui puissent permettre aux adhérents de discipliner leurs dirigeants, les militants n’ont d’autre moyen pour faire valoir leurs revendications auprès d’eux que de cesser de coller « leurs » affiches et d’organiser « leurs » campagnes.
Cette affaire est, on l’a dit, mineure. Mais elle s’inscrit dans un processus de délitement bien plus profond, qui tient à la structure même de LFI. Le mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon est un mouvement charismatique. A sa tête, un Gourou infaillible dont l’autorité n’est limitée par aucune forme institutionnelle, mais dépend exclusivement de son charisme et de son rapport personnel avec les militants. Autour de lui, un ensemble de dirigeants de second rang nommés « a divinis » par le Gourou et dont l’autorité précaire dépend de la bienveillance réelle ou supposée du Gourou envers eux, et qui disparaissent du jour où le Gourou le décide. Enfin, à la base, une piétaille ébahie croyant dur comme fer à l’infaillibilité de son leader tant dans le domaine de la tactique et de l’organisation que dans le champ intellectuel.
Mais « tide and time wait for no man » (1). La toute-puissance du Gourou ne l’empêche pas de voir le temps passer, et à 72 ans, les limites temporelles de son avenir politique deviennent de plus en plus évidentes. Sa renonciation à la candidature aux élections législatives de 2022 constitue de ce point de vue un tournant : elle ouvre symboliquement la question de la succession, ou plutôt celle de l’avenir du mouvement, tant il est évident que personne n’est en mesure de le remplacer dans le rôle du gourou charismatique. Cette constatation ne décourage pas ceux qui, dans l’entourage de Mélenchon, pensent pouvoir, à défaut de le remplacer, toucher son l’héritage. Cela ne décourage pas non plus ceux qui, plus extérieurs au cercle aulique, rêvent de gagner en influence en profitant de son effacement. Quant au Gourou, il sait que désigner formellement un héritier, consacrerait son effacement définitif, et évite donc soigneusement de le faire. Encore un instant, monsieur le bourreau…
On peut éclairer la situation à la lumière de ce que fut la succession de Lénine dans le parti bolchevik dans les années 1920. Là aussi, son éloignement des affaires pour des raisons de santé à partir de 1921 ouvre la lutte entre les successeurs possibles, à l’époque Staline, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine. Les quatre derniers sont des orateurs puissants, des théoriciens respectés, ils ont une trajectoire révolutionnaire incontestable. Mais ils partent avec un deux handicaps importants : d’une part, Staline a reçu la demie-bénédiction de Lénine, qui en a fait le secrétaire général du Parti ; d’autre part, si Staline n’est ni un grand orateur, ni un grand intellectuel, c’est un grand organisateur, qui met sur pied l’appareil du Parti et en a le contrôle.
Bien sûr, comparaison n’est pas raison, et la situation du parti bolchévik en 1921 n’a rien à voir avec celle de LFI un siècle plus tard. Mélenchon n’est pas Lénine, et LFI n’a fait aucune révolution, et est aussi loin du pouvoir que de la lune. Si je cite cette référence, c’est parce que dans la culture trotskyste qui imprègne LFI, elle est parlante et éclaire les choix des uns et des autres. L’organisateur discret mais efficace, à la fidélité canine, est depuis longtemps installé à LFI. Il s’agit de Manuel Bompard. Pendant que les autres dirigeants de LFI montent sur les barricades médiatiques, lui œuvre dans l’ombre pour prendre le contrôle de la structure. Comme Staline, il a compris que l’essentiel du pouvoir ne se trouve pas à la tribune, mais dans les bureaux et en particulier dans ceux qui pourvoient aux nominations et aux promotions. Qui trouve-t-on à la tête du processus de désignation des candidats à l’élection européenne ? C’est Manuel Bompard, qui a profité pour promouvoir d’illustres inconnus comme Manon Aubry, qui du coup lui doivent tout, et pour pousser vers la sortie ceux qui pouvaient lui faire de l’ombre, comme l’historique Charlotte Girard, où dénoncer sa mainmise, comme le remuant Thomas Guénolé. Qui dirige la campagne présidentielle de Mélenchon, une opportunité en or pour avoir l’oreille du Gourou et lui glisser des noms à promouvoir ou à barrer ? Encore Bompard. Qui dirige en coulisse les « commissions électorales » censées valider les candidatures aux législatives ? Encore lui. Ceux qui connaissent l’histoire du PCF savent que l’homme le plus puissant du Parti entre 1965 et 1990 n’était ni Duclos, ni Waldeck-Rochet, ni Marchais, mais un certain Gaston Plissonnier, obscur permanent et « secrétaire à l’organisation », l’homme chargé de la « montée des cadres », des opérations clandestines, et des lourds secrets qu’il a emportés avec lui dans sa tombe. Je ne serais pas surpris si Bompard avait un petit portrait de lui caché quelque part dans son bureau…
C’est pourquoi la prise du pouvoir par Manuel Bompard, consacrée par l’annonce de composition la nouvelle direction à l’assemblée représentative du 10 décembre – et je dis bien « annonce », parce qu’aux assemblées représentatives de LFI on n’élit pas les directions, on les annonce (2) – ne devrait surprendre personne, et surtout pas vous, mes chers lecteurs, puisque je l’avais prédit depuis longtemps sur ces colonnes. La liste des membres de la « coordination » de LFI est d’ailleurs à souligner. Les « historiques » de la mélenchonie comme Coquerel, Corbière ou Garrido, ceux qui ont une surface propre comme Chaïbi, Ruffin ou Autain sont fermement poussés dehors. Les points communs des membres de la nouvelle « coordination » ? Ce sont des militants professionnels (rares sont ceux qui ont vraiment travaillé dans leur vie, la plupart passant du militantisme étudiant au militantisme politique et social), promus et élus grâce à la promotion interne contrôlée par Bompard… autrement dit, ils lui doivent tout. Font exception le Gourou et quelques-uns de ses familiers : sa maîtresse, son gendre… La création d’un « conseil politique », sorte de comité Théodule censé faire passer la pilule auprès des recalés ne fait pas vraiment illusion : tout le monde a encore en tête le « parlement de l’union populaire », devenu le « parlement de la Nupes », instance dont la composition est incertaine et les réunions inexistantes.
Le plus drôle dans l’affaire est la réaction des exclus de la nouvelle direction. Alors qu’ils côtoient le Gourou depuis de longues années, qu’ils ont eu largement le temps de comprendre ses méthodes, pire, qu’ils ont contribué eux-mêmes à les mettre en place et à les faire fonctionner, ils font semblant de découvrir que LFI fonctionne comme une secte. La palme d’or dans ce domaine appartient certainement à Clémentine Autain qui, après avoir navigué pendant des années dans les eaux troubles du « mouvement gazeux » et en avoir tiré pas mal d’avantages, découvre tout à coup les que la démocratie institutionnalisée, ça a du bon. Elle était beaucoup moins regardante du temps où la bénédiction du Gourou à elle seule lui permettait de jouer les grands inquisiteurs – et accessoirement les maitre chanteur – comme dans l’affaire Bouhafs. Ces gens sont des hypocrites. Pendant des années, ils ont vanté le caractère « gazeux » de leur mouvement, et profité en utilisant les pires méthodes pour pousser dehors ceux qui les gênaient. Pensez à Thomas Guénolé, contre qui on monta une fausse accusation d’harcèlement sexuel pour l’écarter alors qu’il avait critiqué le fonctionnement de LFI et dénoncé, déjà, les méthodes de Manuel Bompard. Pensez à Charlotte Girard, poussée dehors par les agissements du couple Bompard/Chikirou lors de la constitution de la liste pour les élections européennes.
Mais hypocrites ou pas, l’histoire est en marche. Bompard a maintenant toutes les cartes en main. Il est suffisamment malin pour ne pas commettre l’erreur fatale, qui serait de remettre en cause trop rapidement l’autorité de Mélenchon. Sa prudence lors de l’affaire Quatennens, sa réticence à dédire le Chef, montre qu’il a compris non seulement jusqu’où on peut aller trop loin, mais aussi que, dans les mots de Shakespeare, celui qui porte le poignard ne ceint pas la couronne. De toute façon, il sait que le temps joue pour lui. Il lui suffit d’attendre et le Gourou disparaîtra de lui-même, avec de la chance, avant la prochaine grande échéance électorale. Le tout est d’éviter que pendant ce temps puisse surgir un leader pour prendre sa place.
Bien sur, de mon point de vue, cela n’a pas d’importance. Après tout, Bompard ou un autre… La grande question, la seule en fait qui ait un intérêt, est de savoir ce que pourrait être le LFI de l’après-Mélenchon. Est-ce qu’un mouvement de nature fondamentalement charismatique a un autre avenir possible que de devenir une sorte de confédération d’élus cherchant à préserver leur capital électoral ? Y a-t-il une quelconque possibilité que cette organisation s’institutionnalise et devienne un véritable « intellectuel collectif », ayant une capacité d’élaboration politique qui aille au-delà de quelques slogans ?
Personnellement, je ne le crois pas. D’abord, à cause de la faiblesse de ses cadres. On dit souvent que le niveau d’un collectif s’approche de celui du plus faible de ses membres. Lorsqu’on écoute parler les « nouvelles stars » de l’insoumission, on est frappé par la faiblesse du discours, tant du point de vue du langage que de la construction du raisonnement. Bompard, Panot, Martinet, Aubry parlent comme s’ils étaient encore dans une assemblée de l’UNEF (3). Le voudraient-ils, qu’ils ne seraient pas capables de monter d’un cran, de passer du plan de la simple tactique à celui d’une pensée globale.
Et puis, et c’est encore plus lourd, il faut tenir compte de la composition sociologique du corps militant de LFI. La volonté, exprimée à l’assemblée représentative, de chercher à établir des ponts avec les couches populaires et de concurrencer le Rassemblement National sur ce terrain est fort louable. Mais pour établir ces ponts, il faudra changer radicalement les priorités, en mettant l’accent sur les questions qui intéressent les couches populaires. Est-ce que des militants issus essentiellement des classes intermédiaires accepteront cet écart ? Accepteront-ils de mettre de côté « la régularisation de tous les sans-papiers » pour se pencher sur les effets dévastateurs de l’immigration sur les rapports salariaux ? D’oublier un instant « les violences faites aux femmes » pour se concentrer sur « les violences faites aux prolétaires » ? Qu’il me soit permis d’en douter : lorsqu’on regarde les priorités affichées par le groupe LFI à l’Assemblée nationale ou le traitement de l’affaire Quatennens, on voit bien où se situe le centre de gravité sociologique de la France Insoumise. Quand des « Jeunes Insoumis.e.s » se mettront en grève pour protester contre la prise en compte insuffisante des problématiques des couches populaires chez LFI, on en reparlera.
Descartes
(1) « la marée et le temps n’attendent personne »
(2) Je conseille vivement ceux qui sont intéressés par le fonctionnement de LFI de regarder la vidéo de « l’assemblée représentative » (https://youtu.be/LFtDEULdAn4). On peut voir la présentation de la nouvelle direction autour de la 30ème minute. On notera d’une part que les noms des dirigeants sont annoncés comme un fait accompli, sur lequel il n’est pas question de discuter, et d’autre part la maigreur des applaudissements qui accompagnent les différentes annonces… le processus est tellement grotesque qu’à la fin des annonces le présentateur, William Martinet, se sent obligé de donner une explication vaseuse de la manière dont ces noms sont sortis du chapeau.
(3) La vidéo ci-dessus contient beaucoup de moments amusants – si l’on peut dire. Le discours de Panot, rempli de fautes de français, est une pièce d’anthologie.